Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/303

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n’auraient pu obtenir par un salaire, beaucoup d’entre eux ont quitté les sucreries ou n’y ont paru que de temps en temps, lorsque la culture de leur propre champ leur laissait du loisir.

Or, le nombre des fabricants de sucre restant le même, et le nombre des ouvriers qui s’adonnaient à l’industrie saccharine étant moins grand, l’ancien rapport entre la demande et l’offre du travail s’est trouvé tout à coup changé, et les salaires se sont accrus dans une progression effrayante. Si la cause continue à subsister, il est à craindre que l’effet ne continue à se produire jusqu’à ce que le nombre des fabriques de sucre étant réduit ou la masse des ouvriers s’étant accrue, l’équilibre se rétablisse entre les profits et les salaires. Mais, avant d’en arriver là, les colonies émancipées souffriront un long et profond malaise.

Tout ceci est parfaitement conforme aux lois générales qui régissent la production dans les pays libres, et pour expliquer les causes d’un pareil accident, il était bien inutile de remonter jusqu’à de prétendues différences entre les instincts des diverses races humaines. Placez des ouvriers anglais au français dans les mêmes circonstances, et ils agiront précisément de la même manière.

Lu cause du mal étant bien comme, quels en étaient les remèdes ? Plusieurs se présentaient, mais il y en avait un surtout dont l’emploi eût été facile et très-efficace. Qu’un certain nombre d’ouvriers quittassent les sucreries, aimant mieux s’adonner à d’autres industries, ceci était la conséquence nécessaire de la liberté. Mais on pouvait du moins faire en sorte qu’ils en eussent rarement le désir. Pour cela, il suffisait de leur interdire pendant un certain temps la faculté de devenir propriétaires fonciers.

Dans toutes les colonies anglaises il existe d’immenses espaces de terrain très-fertile qui ne sont pas encore mis en valeur. Il y a des colonies où les terrains de cette espèce surpassent infiniment en étendue les terrains cultivés. Presque toutes ces terres peuvent être acquises à très-bas prix. Dès que les nègres ont été libres, ils se sont naturellement tournés de ce côté. Pouvant aisément devenir de petits propriétaires fonciers, ils n’ont pas voulu rester de simples ouvriers. Toute l’économie qu’ils ont pu faire sur leur salaire a été employée à acheter les terres, et la possession de la terre les a mis à même d’exiger de meilleurs salaires. On peut très-bien imaginer ce qui s'est passé dans les colonies anglaises eu songeant à ce qui ar-