Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/458

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ne puissions pas nous emparer des terres qui sont nécessaires à la colonisation européenne ? Non, sans doute ; mais cela nous oblige étroitement, en justice et en bonne politique, à indemniser ceux qui les possèdent ou qui en jouissent.

L’expérience a déjà montré qu’on pouvait aisément le faire, soit en concession de droits, soit en échange de terres sans qu’il en coûte rien, soit en argent à bas prix. Nous l’expliquerons beaucoup plus au long ailleurs ; tout ce que nous voulons dire ici, c’est qu’il importe à notre propre sécurité autant qu’à notre honneur de montrer un respect véritable pour la propriété indigène, et de bien persuader à nos sujets musulmans que nous n’entendons leur enlever sans indemnité aucune partie de leur patrimoine, ou, ce qui serait pis encore, l’obtenir à l’aide de transactions menteuses et dérisoires dans lesquelles la violence se cacherait sous la l’orme de l’achat, et la peur sous l’apparence de la vente. On doit plutôt resserrer les tribus dans leur territoire que les transporter ailleurs. En général une pareille mesure est impolitique, car elle a pour effet d’isoler les deux races l’une de l’autre, et, en les tenant séparées, de les conserver ennemies. Elle est, de plus, très-dure, de quelque manière qu’on l’exécute[1].

  1. Partant de ce point que les populations arabes sont, sinon entièrement nomades, au moins mobiles, on en a conclu trop aisément qu’on pouvait à son gré, et sans trop de violence, les changer de place ; c’est une grande erreur. La transplantation d’une tribu d’une contrée dans une autre, quand elle ne s’opérait pas volontairement, en vue de très-grands privilèges politiques (comme quand il s’agissait, par exemple, de fixer sur un point des populations Makhzen) ; une pareille mesure a toujours paru, même du temps des Turcs, d’une dureté extrême, et elle a été prise très-rarement. On n’en pourrait citer que très-peu d’exemples durant le dernier siècle de la domination ottomane, et ces exemples n’ont été donnés qu’à la suite de longues guerres et d’insurrections répétées ; comme cela a eu lieu pour la grande tribu des Righas, qu’on a transportée des environs de Miliana dans ceux d’Oran.
    L’histoire de cette tribu des Righas mérite, sous plusieurs rapports, l’attention de la Chambre. Elle montre tout à la fois combien il est difficile de déplacer des tribus, et à quel point le sentiment de la propriété individuelle est puissant et la propriété individuelle sacrée.
    Les Turcs, fatigués des révoltes incessantes qu’ils avaient à réprimer chez les Righas, enveloppèrent un jour toute la tribu, la transportèrent sur des terres que possédait le Beylick dans la province d’Oran, et permi-