Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol12.djvu/320

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même qu’elle avait besoin de faire circuler sa bile, de même elle sentait parfois le besoin d’user de la capacité de penser qui lui restait, et elle en trouvait l’occasion dans une patience. Avait-elle besoin de pleurer, elle parlait du défunt comte.

Quand elle avait besoin de s’inquiéter, le prétexte était Nicolas et sa santé ; quand il lui fallait mortifier quelqu’un, c’était la comtesse Marie ; quand il lui fallait se dérouiller la voix — c’était en général vers sept heures du soir après la digestion dans sa chambre sombre — le prétexte était toujours la même histoire racontée aux mêmes auditeurs.

Tous les familiers comprenaient l’état de la vieille, bien que personne n’en parlât jamais, et tous s’efforcaient le plus possible de satisfaire ses désirs. Ce n’était que dans les très rares regards demi-souriants demi-tristes échangés entre Nicolas, Pierre, Natacha et la comtesse Marie que s’exprimait la compréhension réciproque de sa situation.

Mais ce regard disait encore autre chose : il voulait dire qu’elle avait accompli déjà sa tâche en ce monde, qu’elle n’était pas toute en ce qu’on voyait maintenant, que tous deviendraient comme elle et que c’était une joie d’obéir, de se contenir pour cet être autrefois cher, autrefois plein de vie et maintenant si misérable. Memento mori, semblait dire ce regard.

Parmi les gens de la maison, seules les personnes tout à fait mauvaises ou sottes et les petits enfants ne comprenaient pas et s’éloignaient d’elle.