Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol3.djvu/14

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Par une des fenêtres du restaurant Chevalier, à travers les vitres closes, filtre la lumière, interdite par la loi, à cette heure tardive. Près du perron, stationnent à la file des voitures, des traîneaux, des fiacres. Une troïka[1] de poste attend aussi. Le portier emmitouflé, en se serrant, paraît se cacher à l’angle de la maison.

« Que font-ils là toute la nuit ? » pense un valet qui, à moitié endormi, se tient dans l’antichambre. « Chaque fois que je suis de service, c’est la même chose ! » D’une chambre voisine, bien éclairée, éclatent les voix de trois jeunes gens assis devant une table sur laquelle se trouvent les reliefs d’un souper et du vin. L’un est petit, très soigné, maigre et laid, il regarde d’un air bienveillant et fatigué l’hôte qui est prêt à partir. Un autre, grand, est allongé près de la table couverte de bouteilles vides et joue avec la clef de sa montre. Le troisième, en polouchoubok[2] tout neuf, marche de long en large, s’arrête parfois et écrase des amandes entre ses doigts gros et forts, aux ongles bien taillés, et il sourit sans cesse. Ses yeux et son visage sont enflammés. Il parle avec chaleur et en gesticulant, mais on voit qu’il ne trouve pas les mots, que toutes les paroles qu’il prononce ne lui semblent pas suffisantes pour exprimer tout ce qui est sur son cœur. Il sourit sans cesse.

  1. Attelage à trois chevaux.
  2. Pelisse courte en peau d’agneau.