Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol3.djvu/259

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belle comme eux. Ensuite j’ai senti que la contemplation de cette beauté devenait une nécessité de ma vie et j’ai commencé à m’interroger, à me demander si je ne l’aimais pas.

» Mais je n’ai trouvé en moi rien de semblable à ce sentiment tel que je me l’imaginais. Ce sentiment n’était semblable ni à l’ennui de la solitude, ni au désir du mariage, ni à l’amour platonique, ni encore moins à l’amour sexuel que je connaissais. Il me fallait la voir, l’entendre, la savoir proche, et j’étais, je ne puis dire heureux, mais tranquille. Après la soirée où je me suis trouvé avec elle, où je l’ai touchée, j’ai senti qu’entre moi et cette femme existe un lien indéchirable bien qu’insoupçonné, contre lequel on ne peut lutter. Mais j’ai lutté quand même. Je me disais : « Puis-je aimer une femme qui ne comprendra jamais les intérêts moraux de ma vie ? puis-je aimer une femme pour la beauté seule, aimer une femme statue ? » — Je m’interrogeais et je l’aimais déjà, bien que sans y croire.

» Après la soirée où je lui parlai pour la première fois, nos relations changèrent. Auparavant, elle était pour moi un objet étranger, mais majestueux, de la nature extérieure. Après la soirée, elle devint une femme. J’ai commencé à la rencontrer, à lui causer, à aller quelquefois travailler chez son père, à passer des soirées entières chez eux. Et dans ces relations intimes, elle restait devant