Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol3.djvu/74

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regards. Une grosse branche noire, fourchue, attira particulièrement son attention. Sans se renverser, sans tourbillonner, cette branche nageait étrangement au milieu du fleuve. Il lui sembla même qu’elle ne suivait pas le courant, mais coupait obliquement le Terek dans la direction du haut-fond. Loukachka, le cou tendu, la suivit fixement. La branche s’approcha du haut-fond, s’arrêta, et remua d’une façon étrange. Loukachka crut voir une main se montrer au-dessous de la branche. « Ah ! si je tuais seul l’Abrek ! » pensa-t-il. Il prit le fusil et doucement, mais rapidement l’ajusta sur deux branches plantées en croix, puis, sans aucun bruit ouvrit la gâchette et retenant son souffle, se mit à viser en regardant toujours fixement : « Je n’éveillerai personne », se dit-il. Cependant son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’il s’arrêta et écouta. Tout à coup la branche se renversa et nagea de nouveau en fendant l’eau vers notre rive : « Il ne faut pas le rater, » — pensa-t-il ; et soudain, à la faible clarté de la lune il aperçut au-devant de la branche la tête d’un Tatar. Il dirigea le fusil droit sur la tête. Elle lui semblait juste au bout du canon. Il regarda en dessus : « Oui, c’est un Abrek », se dit-il joyeusement, et aussitôt il se mit à genoux, visa de nouveau, regarda bien le guidon à peine visible au bout du long canon, et, suivant une habitude qu’acquièrent les Cosaques dès l’enfance,