Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol6.djvu/189

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— Il ne s’inquiète pas des chevaux du comte, et le sien, il le voit deux fois par jour.

— Lui a-t-il donné le cheval pie ? — demanda l’autre.

— Le chien le sait, s’il l’a vendu ou donné. On peut laisser mourir de faim tous les chevaux du comte, mais voilà, comment a-t-on osé ne pas donner à manger à son poulain ! Couche-toi, dit-il, et il commence à me battre ! C’est pas un chrétien ! Il a plus de pitié pour la bête que pour l’homme. Il ne porte pas la croix évidemment ! Barbare ! Il a compté lui-même ! Le général n’a pas tant fouetté. Il m’a dessiné tout le dos. Non, il n’a pas l’âme chrétienne.

J’ai bien compris ce qu’ils ont dit sur la fustigation et le christianisme, mais le sens de ces paroles : son poulain, le poulain à lui me restait obscur. De ces paroles je conclus que les hommes supposaient quelque lien entre moi et le palefrenier chef. En quoi consistait ce lien, je ne pouvais absolument le comprendre. Seulement beaucoup plus tard, quand on m’a séparé des autres chevaux, je compris ce que cela voulait dire. Alors je ne pouvais nullement comprendre ce que signifiait qu’on m’appelât la propriété d’un homme. Les mots « mon cheval » se rapportaient à moi, un être vivant ; cela me semblait aussi étrange que les paroles « ma terre », « mon air », « mon eau. »