Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/261

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y a là quelque chose… Oui, il faut couper court à tout cela, prendre un parti… lequel ? »

Ses pensées, comme son corps, décrivaient le même cercle, et il ne rencontrait aucune idée nouvelle. Il s’en aperçut, passa la main sur son front, et s’assit dans le boudoir.

Là, en regardant la table à écrire d’Anna avec son buvard en malachite, et un billet inachevé, ses pensées prirent un autre cours ; il pensa à elle, à ce qu’elle pouvait éprouver. Son imagination lui présenta la vie de sa femme, les besoins de son esprit et de son cœur, ses goûts, ses désirs ; et l’idée qu’elle pouvait, qu’elle devait avoir une existence personnelle, indépendante de la sienne, le saisit si vivement qu’il s’empressa de la chasser. C’était le gouffre qu’il n’osait sonder du regard. Entrer par la réflexion et le sentiment dans l’âme d’autrui lui était une chose inconnue et lui paraissait dangereux.

« Et ce qu’il y a de plus terrible, pensa-t-il, c’est que cette inquiétude insensée me prend au moment de mettre la dernière main à mon œuvre (le projet qu’il voulait faire passer) ; lorsque j’ai le plus besoin de toutes les forces de mon esprit, de tout mon calme. Que faire à cela ? Je ne suis pas de ceux qui ne savent pas regarder leur mal en face. Il faut réfléchir, prendre un parti et me délivrer de ce souci, dit-il à haute voix. Je ne me reconnais pas le droit de scruter ses sentiments, de m’immiscer en ce qui se passe ou ne se passe pas dans son âme : c’est l’affaire de sa conscience et le domaine de la religion », se dit-il,