Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/266

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— Décidément je n’y suis plus », dit Anna en haussant les épaules. « Cela lui est parfaitement égal, pensa-t-elle, il ne redoute que les observations du monde. — Tu es malade, Alexis Alexandrovitch », ajouta-t-elle en se levant pour s’en aller ; mais il l’arrêta en s’avançant vers elle.

Jamais Anna ne lui avait vu une physionomie si sombre et si déplaisante ; elle resta debout, baissant la tête de côté pour retirer d’une main agile les épingles à cheveux de sa coiffure.

« Eh bien, j’écoute, dit-elle tranquillement d’un ton moqueur ; j’écouterai même avec intérêt, parce que je voudrais comprendre de quoi il s’agit. »

Elle s’étonnait elle-même du ton assuré et naturellement calme qu’elle prenait, ainsi que du choix de ses mots.

« Je n’ai pas le droit d’entrer dans tes sentiments. Je le crois inutile et même dangereux, commença Alexis Alexandrovitch ; en creusant trop profondément dans nos âmes, nous risquons d’y toucher à ce qui pourrait passer inaperçu. Tes sentiments regardent ta conscience ; mais je suis obligé vis-à-vis de toi, de moi, de Dieu, de te rappeler tes devoirs. Nos vies sont unies, non par les hommes, mais par Dieu. Un crime seul peut rompre ce lien, et un crime semblable entraîne après lui sa punition.

— Je n’y comprends rien, et bon Dieu que j’ai sommeil, pour mon malheur ! dit Anna en continuant à défaire ses cheveux et à retirer les dernières épingles.