Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/82

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— C’est possible ; néanmoins cela me semble étrange, de même que ce que nous faisons ici. À la campagne, nous nous dépêchons de nous rassasier afin de pouvoir nous remettre à la besogne, et ici nous cherchons, toi et moi, à manger le plus longtemps possible, sans nous rassasier : aussi nous mangeons des huîtres.

— C’est certain, reprit Stépane Arcadiévitch : mais n’est-ce pas le but de la civilisation que de tout changer en jouissance ?

— Si c’est là son but, j’aime autant rester un barbare.

— Tu l’es bien, va. Vous êtes tous des sauvages dans votre famille. »

Levine soupira. Il pensa à son frère Nicolas, se sentit mortifié, attristé, et son visage s’assombrit ; mais Oblonsky entama un sujet qui parvint immédiatement à le distraire.

« Eh bien, viendras-tu ce soir chez nous, c’est-à-dire chez les Cherbatzky ? dit-il en clignant gaiement d’un œil et en repoussant les écailles d’huîtres pour prendre du fromage.

— Oui, certainement, répondit Levine, quoiqu’il m’ait semblé que la princesse ne m’invitât pas de bonne grâce.

— Quelle idée ! c’est sa manière grande dame, répondit Stépane Arcadiévitch. Je viendrai aussi après une répétition de chant chez la comtesse Bonine. Comment ne pas t’accuser d’être sauvage ? Explique-moi, par exemple, ta fuite de Moscou ?