Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/86

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

En entendant ces mots, le visage de Levine rayonna d’un sourire bien voisin de l’attendrissement.

« Elle dit cela ! s’écria-t-il. J’ai toujours pensé que ta femme était un ange. Mais assez, assez parler, dit-il en se levant.

— Reste donc assis. »

Levine ne tenait plus en place ; il fit deux ou trois fois le tour de la chambre de son pas ferme, en clignant des yeux pour dissimuler des larmes, et se remit à table un peu calmé.

« Comprends-moi, dit-il ; ce n’est pas de l’amour : j’ai été amoureux, mais ce n’était pas cela. C’est plus qu’un sentiment : c’est une force intérieure qui me possède. Je suis parti parce que j’avais décidé qu’un bonheur semblable ne pouvait exister, il n’aurait rien eu d’humain ! Mais j’ai eu beau lutter contre moi-même, je sens que toute ma vie est là. Il faut que cela se décide !

— Mais pourquoi es-tu parti ?

— Ah ! si tu savais que de pensées se pressent dans ma tête, que de choses je voudrais te demander ! Écoute. Tu ne peux te figurer le service que tu m’as rendu ; je suis si heureux que j’en deviens égoïste, j’oublie tout ! et cependant j’ai appris aujourd’hui que mon frère Nicolas, tu sais, est ici, et je l’ai oublié ! Il me semble que lui aussi doit être heureux. C’est comme une folie… Mais une chose me paraît terrible : toi qui es marié, tu dois connaître ce sentiment… nous déjà vieux avec un passé, non pas d’amour mais de péché, n’est-il pas