Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/10

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Un laquais en livrée rouge — la livrée de la cour — avait colporté le matin dans toute la ville des billets qui disaient invariablement : « Si vous n’avez rien de mieux à faire, monsieur le Comte ou Mon Prince, et si la perspective de passer la soirée chez une pauvre malade ne vous effraye pas trop, je serai charmée de vous voir chez moi entre sept et huit. — Anna Schérer[1]. »

« Grand Dieu ! quelle virulente sortie ! » répondit le prince, sans se laisser émouvoir par cette réception.

Le prince portait un uniforme de cour brodé d’or, chamarré de décorations, des bas de soie et des souliers à boucles ; sa figure plate souriait aimablement ; il s’exprimait en français, ce français recherché dont nos grands-pères avaient l’habitude jusque dans leurs pensées, et sa voix avait ces inflexions mesurées et protectrices d’un homme de cour influent et vieilli dans ce milieu.

Il s’approcha d’Anna Pavlovna, lui baisa la main, en inclinant sa tête chauve et parfumée, et s’installa ensuite à son aise sur le sofa.

« Avant tout, chère amie, rassurez-moi, de grâce, sur votre santé, continua-t-il d’un ton galant, qui laissait pourtant percer la moquerie et même l’indifférence à travers ses phrases d’une politesse banale.

— Comment pourrais-je me bien porter, quand le moral est malade ? Un cœur sensible n’a-t-il pas à souffrir de nos jours ? Vous voilà chez moi pour toute la soirée, j’espère ?

— Non, malheureusement : c’est aujourd’hui mercredi ; l’ambassadeur d’Angleterre donne une grande fête, et il faut que j’y paraisse ; ma fille viendra me chercher.

— Je croyais la fête remise à un autre jour, et je vous avouerai même que toutes ces réjouissances et tous ces feux d’artifice commencent à m’ennuyer terriblement.

— Si l’on avait pu soupçonner votre désir, on aurait certainement remis la réception, répondit le prince machinalement, comme une montre bien réglée, et sans le moindre désir d’être pris au sérieux.

— Ne me taquinez pas, voyons ; et vous, qui savez tout, dites-moi ce qu’on a décidé à propos de la dépêche de Novosiltzow ?

— Que vous dirai-je ? reprit le prince avec une expression

  1. En français dans le texte. (Note du traducteur.)