Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/113

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que moins nous donnons d’essor à notre faible esprit humain, plus il est agréable à Dieu, qui rejette toute science ne venant pas de lui ; que moins nous cherchons à approfondir ce qu’il lui a plu de dérober à notre connaissance, plus tôt il nous en accordera la découverte par son divin esprit. Mon père ne m’a pas parlé du prétendant, mais il m’a dit seulement qu’il a reçu une lettre et attend une visite du prince Basile. Quant au projet de mariage qui me regarde, je vous dirai, chère et excellente amie, que le mariage, selon moi, est une institution divine à laquelle il faut se conformer. Quelque pénible que cela soit pour moi, si le Tout-Puissant m’impose jamais les devoirs d’épouse et de mère, je tâcherai de les remplir aussi fidèlement que je le pourrai, sans m’inquiéter de l’examen de mes sentiments à l’égard de celui qu’il me donnera pour époux. J’ai reçu une lettre de mon frère qui m’annonce son arrivée à Lissy-Gory avec sa femme. Ce sera une joie de courte durée, puisqu’il nous quitte pour prendre part à cette malheureuse guerre, à laquelle nous sommes entraînés, Dieu sait comment et pourquoi. Non seulement chez vous, au centre des affaires et du monde, on ne parle que de guerre, mais ici au milieu des travaux champêtres et de ce calme de la nature que les citadins se représentent à la campagne, les bruits de la guerre se font entendre et sentir péniblement. Mon père ne parle que de marches et de contremarches, choses auxquelles je ne comprends rien, et avant-hier, en faisant ma promenade habituelle dans la rue du village, je vis quelque chose qui me déchira le cœur : c’était un convoi de recrues enrôlées chez nous et expédiées pour l’armée ! Il fallait voir l’état où se trouvaient les mères, les femmes et les enfants des hommes qui partaient ! il fallait entendre les sanglots des uns et des autres ! On dirait que l’humanité a oublié les lois de son divin Sauveur, qui prêchait l’amour et le pardon des offenses, et qu’elle fait consister son plus grand mérite dans l’art de s’entre-tuer.

« Adieu, chère et bonne amie. Que notre divin Sauveur et sa très sainte Mère vous aient en leur sainte et puissante garde !

« Marie[1]. »


« Ah ! princesse, vous expédiez votre courrier ; j’ai déjà écrit à ma pauvre mère, » s’écria en grasseyant Mlle Bourrienne d’une voix pleine et sympathique.

  1. En français dans le texte (Note du traducteur.)