Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/156

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gence et sa bouche s’entr’ouvrit comme pour dire : « Oui, c’est ma bourse ; elle rentre dans ma poche, c’est tout simple, et personne n’a rien à y voir… »

« Eh bien, dit-il, et leurs regards se croisèrent en se lançant des éclairs.

— Venez par ici, et Rostow entraîna Télianine vers la fenêtre… Cet argent est à Denissow, vous l’avez pris ! lui souffla-t-il à l’oreille.

— Quoi ? comment… vous osez ? » Mais dans ces paroles entrecoupées on sentait qu’il n’y avait plus qu’un appel désespéré, une demande de pardon ; les derniers doutes, dont le poids terrible n’avait cessé d’oppresser le cœur de Rostow, se dissipèrent aussitôt.

Il en ressentit une grande joie et en même temps une immense compassion pour ce malheureux.

« Il y a du monde ici, Dieu sait ce que l’on pourrait supposer, murmura Télianine en prenant sa casquette et en se dirigeant vers une autre chambre qui était vide.

— Il faut nous expliquer : je le savais et je puis le prouver, » répliqua Rostow, décidé à aller jusqu’au bout.

Le visage pâle et terrifié du coupable tressaillit ; ses yeux allaient toujours de droite et de gauche, mais sans quitter le plancher et sans oser se porter plus haut. Quelques sons rauques et inarticulés s’échappèrent de sa poitrine.

« Je vous en supplie, comte, ne me perdez pas, voici l’argent, prenez-le… mon père est vieux, ma mère… »

Et il jeta la bourse sur la table.

Rostow s’en empara et marcha vers la porte sans le regarder ; arrivé sur le seuil, il se retourna et revint sur ses pas.

« Mon Dieu, lui dit-il avec angoisse et les yeux humides, comment avez-vous pu faire cela ?

— Comte !… »

Et Télianine s’approcha du junker.

« Ne me touchez pas, s’écria impétueusement Rostow en se reculant ; si vous en avez besoin, eh bien, tenez, prenez-la. » Et, lui jetant la bourse, il disparut en courant.

V

Le soir même, une conversation animée avait lieu, dans le logement de Denissow, entre les officiers de l’escadron.