Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/196

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Il sortit de la chambre avec Bagration et ils s’arrêtèrent tous deux sur le perron.

« Ainsi donc, adieu, prince, dit-il à Bagration. Que le Sauveur te garde, je te bénis pour cette grande entreprise ! »

Il s’attendrit, et ses yeux s’humectèrent de larmes ; l’attirant à lui de son bras gauche, il fit de la main droite sur son front le signe de la croix, geste qui lui était familier, et lui tendit sa joue à baiser, mais Bagration l’embrassa au cou :

« Que Dieu soit avec toi ! »

Et il monta en calèche.

« Viens avec moi, dit-il à Bolkonsky.

— Votre Excellence, j’aurais désiré me rendre utile ici… Si vous vouliez me permettre de rester sous les ordres du prince Bagration ?

— Assieds-toi, reprit Koutouzow en voyant l’indécision de Bolkonsky. J’ai moi-même besoin de bons officiers.

— Si demain la dixième partie de son détachement nous revient, il faudra en remercier Dieu ! » ajouta-t-il comme se parlant à lui-même.

Le regard du prince André se fixa involontairement pour une seconde sur l’œil absent et la cicatrice à la tempe de Koutouzow, double souvenir d’une balle turque :

« Oui, se dit-il, il a le droit de parler avec calme de la perte de tant d’hommes.

— C’est pour cela, continua-t-il tout haut, que je vous supplie de m’envoyer là-bas. »

Koutouzow ne répondit rien : plongé dans ses réflexions, il semblait avoir oublié ce qu’il venait de dire. Doucement bercé sur les coussins de sa calèche, il tourna un instant après vers le prince André une figure calme, sur laquelle on aurait vainement cherché la moindre trace d’émotion, et, tout en raillant finement, il se fit raconter par Bolkonsky son entrevue avec l’empereur, les on-dit de la cour sur l’engagement de Krems, et le questionna même au sujet de quelques dames que tous deux connaissaient.


XIII

Le 1er novembre, Koutouzow avait reçu d’un de ses espions un rapport d’après lequel il jugeait son armée dans une posi-