Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/216

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battait depuis longtemps et que les Français commençaient à opérer leur retraite.

Les régiments de cavalerie et le régiment des chasseurs étaient peu en mesure de prendre part à l’engagement ; du soldat au général, personne ne s’y attendait, et l’on s’occupait paisiblement du chauffage dans l’infanterie, et du fourrage dans la cavalerie.

« Votre chef est mon ancien en grade, disait, rouge de colère, l’Allemand qui commandait les hussards, à l’aide de camp du régiment de chasseurs… Qu’il fasse comme bon lui semble, je ne puis sacrifier mes hommes… Trompettes, sonnez la retraite ! »

L’action cependant devenait chaude ; la canonnade et la fusillade grondaient ; à droite et au centre, les tirailleurs de Lannes franchissaient la digue du moulin et s’alignaient de notre côté à deux portées de fusil. Le général d’infanterie se hissa lourdement sur son cheval et, se redressant de toute sa hauteur, alla rejoindre le colonel de cavalerie. La politesse apparente de leur salut cachait leur animosité réciproque.

« Je ne puis pourtant pas, colonel, laisser la moitié de mon monde dans le bois. Je vous prie… et il appuyait sur ce mot… je vous prie d’occuper les positions et de vous tenir prêt pour l’attaque.

— Et moi, je vous prie de vous mêler de vos affaires ; si vous étiez de la cavalerie…

— Je ne suis pas de la cavalerie, colonel, mais je suis un général russe, si vous ne le savez pas…

— Je le sais très bien, Excellence, reprit le premier, en éperonnant son cheval et en devenant pourpre… Ne vous plairait-il pas de me suivre aux avant-postes ? Vous verriez par vous-même que la position ne vaut rien ; je n’ai pas envie de faire massacrer mon monde pour votre bon plaisir.

— Vous vous oubliez, colonel, ce n’est pas pour mon bon plaisir, et je ne saurais vous permettre de le dire… »

Le général accepta la proposition pour ce tournoi de courage : la poitrine en avant et fronçant le sourcil, il se dirigea avec lui vers la ligne des tirailleurs, comme si leur différend ne pouvait se vider que sous les balles. Arrivés là, ils s’arrêtèrent en silence et quelques balles volèrent par-dessus leurs têtes. Il n’y avait rien de nouveau à y voir, car, de l’endroit même qu’ils avaient quitté, l’impossibilité pour la cavalerie de manœuvrer au milieu des ravins et des broussailles était aussi