Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/293

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fusillade avait été la plus chaude. L’Empereur, accompagné de sa suite civile et militaire, monté sur un cheval alezan, se penchait de côté, portant d’un geste plein de grâce une lorgnette d’or à ses yeux, et regardait un soldat étendu à ses pieds, sans casque et la tête ensanglantée. L’aspect de ce blessé, horrible à voir, si près de l’Empereur, fut désagréable à Rostow ; il s’aperçut de la contraction de son visage et du frissonnement qui parcourait tout son être ; il vit son pied presser nerveusement le flanc de sa monture, qui, bien dressée, conservait une immobilité complète. Un aide de camp descendit de cheval pour soulever le blessé, qui poussa un gémissement, et il le posa sur un brancard.

« Doucement, doucement ; ne peut-on pas faire cela plus doucement ? » dit l’Empereur, avec un accent de compassion qui prouvait que sa souffrance était plus vive que celle du mourant.

Il s’éloigna, et Rostow, qui avait remarqué ses yeux humides de larmes, l’entendit dire en français à Czartorisky :

« Quelle terrible chose que la guerre ! »

L’avant-garde établie en avant de Vischau, en vue de l’ennemi, qui ce jour-là cédait le terrain sans la moindre résistance, avait reçu les remerciements de l’Empereur, la promesse de récompenses et une double ration d’eau-de-vie pour les hommes. Les grands feux du bivouac pétillaient encore plus gaiement que la veille, et les chants des soldats remplissaient l’air. Denissow fêtait son avancement au rang de major, et Rostow, légèrement gris à la fin du souper, proposa de porter la santé de Sa Majesté, non pas la santé officielle de l’Empereur comme souverain, mais la santé de l’Empereur comme homme plein de cœur et de charme…

« Buvons à sa santé, s’écria-t-il, et à la prochaine victoire !… Si nous nous sommes bien battus, si nous n’avons pas reculé à Schöngraben devant les Français, que sera-ce maintenant que nous l’avons, lui, à notre tête ? Nous mourrons avec bonheur pour lui, n’est-ce pas, messieurs ? Je ne m’exprime peut-être pas bien, mais je le sens et vous aussi ! À la santé de l’empereur Alexandre 1er ! Hourra !

— Hourra ! » répondirent en chœur les officiers.

Et le vieux Kirstein criait avec autant d’enthousiasme que l’officier de vingt ans.

Leurs verres vidés et brisés, Kirstein en remplit d’autres, et, s’avançant en manches de chemise, un verre à la main, vers les soldats groupés autour du feu, il leva le verre au-dessus de