Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/392

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Denissow s’inclina sur la main de Natacha, et il ne put réprimer quelques sanglots étouffés, en la sentant poser un baiser sur ses cheveux noirs, crépus et ébouriffés. À ce moment, le frôlement de la robe de la comtesse se fit entendre :

« Vassili Dmitritch, merci pour l’honneur que vous nous faites, lui dit la comtesse d’un air ému, qui cependant lui parut sévère…, mais ma fille est si jeune !… et j’aurais pensé que vous vous seriez adressé à moi avant de lui en parler.

— Comtesse ! » lui dit Denissow, en baissant les yeux de l’air d’un coupable, et en essayant vainement de trouver quelques mots à lui répondre.

Natacha, le voyant si abattu, se mit à pleurer convulsivement.

« Comtesse, j’ai eu tort, reprit Denissow d’une voix brisée par l’émotion, mais j’adore votre fille et j’aime tant votre famille que pour vous tous je donnerais deux fois ma vie !… » mais remarquant le visage sérieux de la comtesse :… « Eh bien, adieu, » lui dit-il, et lui baisant la main sans regarder Natacha, il quitta la salle d’un pas résolu.


Nicolas passa la journée du lendemain chez Denissow, qui brûlait du désir de quitter Moscou au plus tôt. Ses camarades donnèrent une soirée d’adieux avec accompagnement de bohémiens et de bohémiennes, et depuis il ne put jamais se souvenir comment on l’avait emballé dans son traîneau, et comment il avait franchi les trois premiers relais.

Après son départ, Rostow, auquel le vieux comte n’avait pu fournir encore la grosse somme en question, resta quinze jours de plus à Moscou sans sortir de chez lui, passant presque tout son temps dans l’appartement des jeunes filles, à couvrir de vers et de musique les pages de leurs albums.

Sonia, plus tendre, plus affectueuse que jamais, semblait vouloir lui prouver par là que cette perte au jeu était un exploit véritable, et qu’elle ne pouvait que l’en aimer davantage, tandis que de son côté Nicolas se regardait désormais comme indigne d’elle.

Ayant enfin envoyé les 43 000 roubles à Dologhow qui lui donna un reçu en règle, il partit à la fin de novembre, sans prendre congé d’aucune de ses connaissances, et alla rejoindre son régiment, qui se trouvait déjà en Pologne.