Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/91

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légitimer ce fils ? Eu égard aux services du comte, on le lui accorderait peut-être ! »

La princesse sourit, et ce sourire disait qu’elle en savait là-dessus plus long que son interlocuteur.

« Je te dirai plus : la lettre est écrite, mais elle n’a pas été envoyée, et pourtant l’Empereur en a connaissance. Il s’agirait de découvrir si elle a été détruite ; si, au contraire, elle existe… alors… quand tout sera fini ! — et il soupira pour faire entendre ce que voulait dire le mot « tout », — on cherchera dans les papiers du comte…, le testament sera remis à l’Empereur avec la lettre, sa prière sera accueillie et Pierre héritera légitimement de tout !

— Et notre part ? demanda la princesse avec une ironie marquée, bien convaincue qu’il n’y avait rien à craindre.

— Mais, ma pauvre Catiche, c’est clair comme le jour : il sera le seul héritier, et vous ne recevrez pas une obole — Tu dois le savoir, ma chère ! Le testament et la lettre ont-ils été détruits ? S’il les a oubliés, où se trouvent-ils ? Dans ce cas il faudrait s’en emparer, car…

— Il ne manquerait plus que cela, lui dit-elle en l’interrompant du même ton et avec la même expression dans le regard… Je ne suis qu’une femme et, selon vous, nous sommes toutes des sottes ? Mais je suis sûre qu’un bâtard ne peut hériter de rien, un bâtard ! ajouta-t-elle en français, comme si ce mot dans cette langue devait répondre victorieusement à tous les arguments de son adversaire.

— Tu ne veux pas me comprendre, Catiche, car tu es intelligente. Si le comte obtient la légitimation, Pierre deviendra comte Besoukhow, et toute la fortune ira à lui de droit. Si le testament et la lettre existent, il ne te reviendra à toi, que la consolation d’avoir été bonne, dévouée… etc… etc… c’est certain !

— Je sais que le testament existe, mais je sais aussi qu’il n’est pas légal, et vous me prenez, je crois, pour une idiote, mon cousin, répondit la princesse, convaincue qu’elle avait été mordante et spirituelle.

— Ma chère princesse Catherine, reprit le vieux prince avec une impatience marquée, je ne suis pas venu pour te blesser, mais pour causer avec toi de tes propres intérêts. Tu es une bonne et aimable parente, et je te répète pour la dixième fois que, si le testament et la lettre se trouvent parmi les papiers du comte, tes sœurs et toi vous cessez d’être les héri-