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XXII

Pendant que toutes ces conversations avaient lieu au salon et chez la princesse, la voiture du prince Basile ramenait Pierre et avec lui la princesse Droubetzkoï, qui avait jugé nécessaire de l’accompagner. Lorsque les roues glissèrent doucement sur la paille étendue devant la façade de l’hôtel Besoukhow, elle se tourna vers son compagnon avec des phrases de consolation toutes prêtes ; mais, à sa grande surprise, Pierre dormait, tranquillement bercé par le mouvement de la voiture ; elle le réveilla, et il la suivit en songeant pour la première fois qu’il allait avoir une entrevue avec son père mourant ! La voiture s’était arrêtée à une des entrées latérales. Au moment où il mettait pied à terre, deux hommes vêtus de noir se retirèrent vivement dans l’ombre projetée par le mur ; d’autres avaient également l’air de se cacher. Personne n’y faisait la moindre attention. « Cela doit être ainsi, » se dit Pierre, et il continua à suivre la princesse, qui montait rapidement l’étroit escalier de service. Il se demandait pourquoi elle avait justement choisi cette entrée inusitée, pourquoi cette visite au comte et quelle en serait l’utilité, mais l’assurance et la hâte de son guide le forçaient à croire encore une fois que cela devait être ainsi. À mi-chemin, ils furent heurtés par des gens qui descendaient l’escalier en courant, avec des seaux d’eau, et qui se serrèrent contre la muraille pour leur livrer passage, sans témoigner le moindre étonnement à leur vue.

« C’est bien de ce côté, l’appartement des princesses ? demanda Anna Mikhaïlovna à l’un d’eux.

— Oui, c’est ici, répondit à haute voix l’homme à qui elle s’était adressée, comme si le moment était venu où l’on pouvait tout se permettre. C’est la porte à gauche.

— Le comte ne m’a peut-être pas appelé, dit Pierre en arrivant sur le palier… Je préférerais aller tout droit chez moi. »

Anna Mikhaïlovna s’arrêta pour l’attendre :

« Ah ! mon ami ! lui dit-elle en lui effleurant la main comme elle avait effleuré celle de son fils peu d’heures auparavant. Croyez que je souffre autant que vous, mais soyez homme !

— Vraiment, je ferais mieux de me retirer… »