Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/114

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d’une franche hospitalité. Bien que la rotondité toute particulière de sa personne, fortement accentuée en avant, l’obligeât à tenir la tête penchée en arrière, elle n’en mettait pas moins à tous ses mouvements une agilité extrême. Après qu’elle eut mis le plateau sur la table, ses mains blanches et potelées y eurent bientôt disposé les bouteilles, les carafes, les assiettes garnies de « zakouska », dont il était chargé. Reculant ensuite jusqu’au seuil de la porte, elle s’y arrêta un instant, sans cesser de sourire : « Regardez-moi ! Comprenez-vous à présent le « petit oncle ? » sembla-t-elle leur dire, avant de disparaître. Comment ne pas le comprendre ? C’était si clair, si évident, que non seulement Nicolas, mais Natacha elle-même, devinèrent ce que signifiaient les sourcils froncés et l’expression satisfaite et fière d’Anicia Fédorovna, chaque fois qu’elle rentrait dans le salon !

Que de choses n’avait-elle pas entassées sur son plateau ? Une bouteille de liqueur d’herbes sauvages, une autre de fruits, des champignons au vinaigre, des galettes de farine de sarrasin, et du beurre, du miel frais, du miel cuit, de l’hydromel, des pommes, des noix fraîches, des noix séchées au four, des noix au miel, des confitures au sucre et à la mélasse ; et, de plus, un gros jambon et une belle poularde dorée !

Le tout soigné ; préparé par Anicia Fédorovna, avec l’odeur alléchante qui s’en exhalait, avec quelque chose du caractère appétissant de sa personne et de son exquise propreté :

« Goûtez un peu de cela, mademoiselle la comtesse, » disait-elle à Natacha… et de ceci, ajoutait-elle en lui offrant tantôt une chose, tantôt une autre, et Natacha dévorait à belles dents : il lui semblait n’avoir jamais ni vu, ni mangé des galettes aussi exquises, des confitures aussi parfumées, d’aussi bonnes noisettes au miel, ni même une volaille d’aussi belle apparence. Nicolas et le « petit oncle », tout en arrosant leur souper de liqueurs aux fruits, devisaient sur la chasse passée et sur la chasse à venir ; sur les mérites de Rougaï et sur la meute d’Ilaguine. Crânement campée sur le divan, Natacha suivait de ses yeux brillants leur conversation, tout en essayant parfois de réveiller Pétia pour lui donner sa part de toutes les friandises, mais ses réponses incohérentes prouvaient qu’il était profondément endormi. Elle ne se possédait pas de joie dans cet intérieur si nouveau pour elle, et la seule chose qu’elle craignît, c’était de voir arriver le droschki qui, à son grand regret devait l’emmener chez son père. Au bout d’un moment