Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/129

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— Oui, mais il est difficile de se la représenter, cette éternité, objecta Dimmler, dont le sourire moqueur avait complètement disparu.

— Pourquoi difficile ? demanda Natacha. Après le jour d’aujourd’hui vient le jour de demain, et puis le surlendemain, et toujours ainsi : hier a été, demain sera, et…

— Natacha, c’est à ton tour maintenant, chante-moi quelque chose, lui dit sa mère… Que faites-vous là dans un coin, comme des conspirateurs ?

— J’en ai si peu envie, maman ! » Cependant elle se leva, et Nicolas se mit au piano. Se plaçant selon son habitude au milieu de la salle, à l’endroit le plus favorable pour la résonance, Natacha chanta la romance favorite de sa mère.

Quoiqu’elle eût déclaré ne pas se sentir bien disposée, de longtemps elle n’avait chanté, et de longtemps encore elle ne chanta comme ce soir-là. Le vieux comte, qui causait dans son cabinet avec Mitenka, se hâta de lui donner ses dernières instructions dès qu’il entendit la première note, comme un écolier pressé de finir sa tâche pour retourner à ses jeux ; mais comme il n’y parvenait pas, il se tut et écouta, pendant que Mitenka, debout devant lui, écoutait en silence et d’un air satisfait. Nicolas ne quittait pas sa sœur des yeux, et respirait avec elle aux mêmes pauses. Sonia, subissant le charme de cette voix idéale, songeait à l’immense différence qu’il y avait entre elle et son amie, et se disait que jamais elle n’exercerait une pareille fascination. La vieille comtesse avait interrompu sa patience, un doux et triste sourire voltigeait sur ses lèvres, ses yeux étaient humides de larmes, et elle branlait la tête au souvenir de sa propre jeunesse, à la pensée de l’avenir de sa fille, et à cette union d’un caractère si étrange et si inquiétant.

Dimmler, assis à côté d’elle, les yeux à moitié fermés, prêtait l’oreille avec ravissement :

« C’est véritablement un talent européen, lui disait-il ; elle n’a rien à apprendre… tant de force, de douceur, de moelleux !…

— Ah ! combien j’ai peur pour elle ! » répondit la comtesse, car son cœur de mère lui faisait deviner en Natacha une surabondance de sève qui nuirait à son bonheur. Elle chantait encore, que Pétia se précipita tout triomphant dans la salle, pour annoncer l’arrivée d’une troupe de masques.

« Imbécile ! » s’écria Natacha, en s’arrêtant court ; et, se jetant sur une chaise, elle se mit à sangloter si fort, qu’il lui fallut