Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/166

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

minées, elle dînait. Trois ou quatre bonnes connaissances partageaient avec elle un repas copieux et bien préparé invariablement suivi d’une partie de boston. Vers la soirée, elle tricotait, pendant qu’on lui lisait les journaux ou les livres nouvellement parus. Elle n’acceptait aucune invitation, et ne faisait que fort rarement une exception à sa règle de conduite, en faveur des gros bonnets de la ville.

Elle n’était pas encore couchée, lorsque les Rostow arrivèrent en faisant crier sur ses gonds la massive porte d’entrée et remplirent le vestibule de froid et de neige. Debout, sur le seuil de la grande salle, ses lunettes abaissées sur le nez, la tête rejetée en arrière, Marie Dmitrievna examinait les voyageurs avec son air habituel de sévérité. On aurait pu la croire profondément irritée contre eux, mais les ordres qu’elle donnait successivement à ses gens, à propos des bagages et des nouveaux venus, contredisait bien vite cette supposition :

« Est-ce au comte, cela ?… Alors, ici, ici ! » criait-elle sans même leur souhaiter la bienvenue, tant elle était occupée à faire mettre où il fallait les malles qu’on apportait. « Quant à celles des demoiselles,… à gauche ! Voyons, que faites-vous là bouche béante ! ajoutait-elle en s’adressant aux femmes de chambre, allez, chauffez le samovar !… Eh ! mais, te voilà engraissée et embellie, dit-elle en attirant à elle Natacha, qui était toute rouge de froid sous son capuchon.

« Dieu, quel glaçon ! Déshabille-toi donc plus vite… » et, se tournant vers le comte, qui lui baisait la main : « Toi aussi, tu es gelé, ma parole ! Vite du rhum avec le thé !… Soniouchka, « bonjour »… et elle souligna par cette locution française la façon légèrement cavalière, quoique affectueuse, dont elle traitait Sonia d’habitude.

Lorsque tous les arrivants se furent débarrassés de leurs vêtements fourrés, on se réunit autour de la table à thé, et Marie Dmitrievna embrassa chacun à tour de rôle :

« Je me réjouis de vous voir chez moi,… il en est temps ce me semble, car, ajouta-t-elle en regardant Natacha, le vieux est ici et l’on attend le fils. Il faut faire sa connaissance, il le faut ; mais nous en causerons plus tard… » Et elle s’arrêta en jetant un coup d’œil à Sonia, comme pour indiquer son intention de ne pas aborder ce sujet devant elle. « À propos… qui enverras-tu chercher demain ? continua-t-elle en s’adressant au comte et en comptant sur ses doigts ; Schinchine d’abord n’est-ce pas ? ensuite Anna Mikhaïlovna… cette pleurnicheuse, son