Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/181

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Anatole lui demanda quelle impression lui avait produite l’opéra, et lui raconta comment la Séménovna était tombée à la dernière représentation.

« Savez-vous, comtesse, lui dit-il tout à coup du ton d’une ancienne connaissance, qu’il s’organise un carrousel en costumes ; il faut que vous y preniez part, ce sera très amusant… On se réunira chez les Karaguine ; venez, je vous en prie… Vous viendrez, n’est-ce pas ? » murmura-t-il, pendant que ses regards répondaient aux yeux de Natacha qui lui souriaient, et se reportaient avec complaisance sur ses épaules et sur ses bras. Elle les sentait peser sur elle, même en regardant ailleurs, et elle en éprouvait un double sentiment de vanité satisfaite et d’embarras naturel. Se retournant bien vite, elle cherchait à mettre un terme à leur indiscrète curiosité, en les forçant à se fixer de préférence sur ses yeux, et elle se demandait alors avec anxiété ce qu’était devenue cette pudeur instinctive qui s’élevait comme une barrière entre elle et tous les hommes, et qui n’existait pas entre elle et lui ! Comment avait-il suffi de quelques instants pour la rapprocher à ce point d’un étranger ? Comment en était-elle venue, en causant de choses indifférentes, à redouter de se trouver si près de lui, à craindre de lui voir saisir sa main à la dérobée, ou même de le voir se pencher sur son épaule et y déposer un baiser ? Jamais aucun homme ne lui avait fait éprouver ce sentiment d’intimité spontanée : ses regards interrogateurs semblaient en demander l’explication à son père et à la belle Hélène ; mais cette dernière ne songeait qu’à son cavalier, et le visage épanoui de son père, avec son air de contentement habituel, semblait lui dire : « Tu t’amuses, n’est-ce pas ? Eh bien, j’en suis fort aise ! »

Pendant un de ces moments de silence, qu’Anatole mettait à profit pour fixer sur elle ses beaux grands yeux, Natacha, ne sachant comment se tirer de là, lui demanda si Moscou lui plaisait, et rougit aussitôt, car il lui sembla qu’elle avait eu tort de renouer l’entretien.

« La ville ne m’a pas trop plu à mon arrivée, lui répondit-il en souriant. Ce qui rend une ville agréable, ce sont les jolies femmes, n’est-il pas vrai ? et il n’y en avait pas. À présent, c’est autre chose : je m’y trouve à merveille. Venez au carrousel, comtesse, vous serez la plus jolie, et, comme gage, donnez-moi cette fleur. »

Natacha, sans comprendre l’intention cachée sous ces paroles, en sentit cependant toute l’inconvenance. Ne sachant que ré-