Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/200

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raient prendre la poste à la première station, et passer ensuite la frontière.

Anatole s’était muni d’un passeport, d’un permis pour la poste et de vingt mille roubles, que lui avaient procurés Dologhow et sa sœur.

Les deux témoins, Gvostikow, ex-clerc de chancellerie, et Makarine, hussard en retraite, sans volonté aucune, mais complètement dévoués à Kouraguine, prenaient le thé dans la première pièce, pendant que dans le grand cabinet voisin, dont les murs étaient recouverts de haut en bas de tapis persans, de peaux d’ours et d’armes de toutes sortes, le maître du logis, vêtu d’un « bechme[1]  » de voyage, les pieds chaussés de bottes montantes, assis devant un bureau ouvert, revoyait les factures, comptait les assignats alignés en paquets, et inscrivait des chiffres sur une feuille volante :

« Il faudra bien donner deux mille roubles à Gvostikow ?

— Donne-les, dit Anatole en rentrant de la pièce du fond, où un valet de chambre français emballait leurs effets.

— Quant à Makarka (c’était le petit nom donné à Makarine), il est désintéressé, et se jettera au besoin pour toi dans le feu. C’est fini, les comptes sont réglés… est-ce bien cela ? ajouta Dologhow en lui tendant la feuille.

— Mais sans doute, c’est bien cela, » répliqua Anatole, qui ne l’avait pas écouté, et dont les yeux souriants regardaient devant lui sans rien voir.

Dologhow referma le bureau :

« Sais-tu… lui dit-il d’un air moqueur, renonce à tout cela ; il en est temps encore.

— Imbécile ! repartit Anatole, ne dis donc pas de bêtises ; si tu savais…, mais le diable seul sait ce qui en est.

— Vrai, n’y pense plus, je te parle sérieusement… ce n’est pas une plaisanterie que tu entames là !

— Ne vas-tu pas encore me taquiner ? Va-t’en au diable !… — et Anatole fronça le sourcil : — Je n’ai plus le temps d’écouter tes sornettes. »

Dologhow le regarda d’un air hautain :

« Voyons, je ne plaisante pas… écoute ! »

Anatole revint sur ses pas en faisant un visible effort pour lui prêter attention, et par égard pour son ami, dont il subissait malgré lui l’influence.

  1. Vêtement oriental. (Note du trad.)