Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/210

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avec Natacha, vers laquelle il se sentait entraîné par un sentiment plus violent que ne le comportait sa double qualité d’homme marié et d’ami de son fiancé ; mais, en dépit de ses résolutions, il plaisait, à ce qu’il paraît, au hasard de les réunir : « Que s’est-il donc passé ? Qu’ai-je à y voir ? pensait-il en s’habillant. Pourvu qu’André arrive et que le mariage se fasse ! »

Au moment où il traversait un des boulevards, quelqu’un l’interpella :

« Pierre ! Depuis quand es-tu donc de retour ? »

Pierre se retourna. Une paire de magnifiques trotteurs gris, attelés à un traîneau de maître, emportaient dans une direction contraire, au milieu d’un nuage de neige, Anatole et son éternel compagnon Makarine. Le premier, dont le visage frais et coloré était à moitié caché par son collet de castor, se tenait droit et cambré dans la pose classique des élégants, et son tricorne à panache blanc, mis de côté sur sa tête légèrement inclinée en avant, laissait à découvert ses cheveux frisés et pommadés, que la fine poussière de la neige couvrait d’un reflet d’argent.

« Dieu me pardonne, voilà le vrai sage, se dit Pierre : il ne voit rien au delà du plaisir présent ; rien ne l’inquiète, aussi est-il toujours gai et dispos ! Que ne donnerais-je pour être comme lui ? »

Le laquais de Marie Dmitrievna lui annonça, en l’aidant à se débarrasser de sa pelisse, que sa maîtresse l’attendait dans sa chambre à coucher.

En arrivant dans la salle, il aperçut Natacha assise près de la fenêtre. Une expression de dureté inusitée était répandue sur ses traits pâles et défaits. Quand elle le vit entrer, elle se leva en fronçant les sourcils, et sortit sans se départir de sa réserve.

« Qu’y a-t-il demanda Pierre en entrant chez Marie Dmitrievna.

— Ah ! il se passe de jolies choses ! lui répondit-elle. Voilà cinquante-huit ans que je suis de ce monde et je n’avais pas encore vu pareille honte ! » Après avoir fait promettre à Pierre de garder le secret, elle lui raconta que Natacha avait rendu sa parole à son fiancé sans en prévenir ses parents, qu’une folle passion pour Kouraguine en était la cause, que sa femme y avait donné les mains et s’était plu à faciliter leurs entrevues, et qu’enfin, perdant la tête, Natacha, pendant l’ab-