Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/276

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maussade et triste, qu’il n’y trouvait rien d’amusant ni de drôle. Sans échanger de salut avec les officiers, il se gratta la tête mélancoliquement, et demanda à sortir de sa retraite ; on le laissa passer et il quitta la chambre, au milieu d’un rire homérique. Marie Henrikovna ne put s’empêcher d’en rougir jusqu’aux larmes, et n’en fut que plus séduisante aux yeux de ses admirateurs. À sa rentrée, le docteur déclara à sa femme (qui n’avait plus envie de sourire et qui attendait avec anxiété son arrêt) que, la pluie ayant cessé, il fallait retourner dans leur kibitka, pour empêcher que tous leurs effets ne fussent volés.

« Quelle idée, docteur ! dit Rostow, je vais y faire mettre un planton, deux si vous voulez ?

— Je monterai moi-même la garde ! s’écria Iline.

— Grand merci, messieurs… vous avez tous bien dormi, tandis que j’ai passé deux nuits sans sommeil… ! » Et il s’assit d’un air boudeur à côté de sa femme pour attendre la fin de la partie.

L’expression de la physionomie du docteur, qui suivait d’un œil farouche chacun de ses gestes, augmenta la gaieté des officiers, qui, ne pouvant retenir leurs rires, s’ingéniaient à leur trouver des prétextes plus ou moins plausibles. Lorsqu’il eut enfin emmené sa jolie moitié, les officiers s’étendirent à leur tour, en se couvrant de leurs manteaux encore humides ; mais ils ne dormirent pas, et continuèrent longtemps à plaisanter sur la frayeur du docteur et sur la gaieté de sa femme ; quelques-uns même allèrent de nouveau sur le perron, pour tâcher de deviner ce qui se passait dans la kibitka. Rostow essaya bien, il est vrai, de s’endormir à différentes reprises, mais chaque fois une nouvelle plaisanterie l’arrachait au sommeil qui le gagnait, et la conversation recommençait de plus belle, au milieu de joyeux éclats de rire, sans rime ni raison, de vrais rires d’enfants !


XIV

Personne ne dormait encore à trois heures de la nuit, lorsque le maréchal des logis apporta l’ordre de se mettre en marche vers le bourg d’Ostrovna.