Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/282

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morale, l’empêcha d’en être heureux ! « Qu’est-ce donc qui me tourmente ? se disait-il en s’éloignant. Est-ce Iline ? Mais non, il est sain et sauf ! Me suis-je mal conduit ? Non ! Ce n’est donc rien de tout cela !… C’est l’officier français, avec sa fossette au menton ! Mon bras s’est arrêté en l’air une seconde avant de le frapper… je me le rappelle encore ! »

Le convoi des prisonniers venait de se mettre en route ; il s’en approcha, pour revoir le jeune dragon : il l’aperçut monté sur un cheval de hussard, jetant autour de lui des regards inquiets. Sa blessure était légère ; il sourit à Rostow d’un air contraint, et le salua de la main ; sa vue fit éprouver à Rostow une gêne qui était presque de la honte.

Ce jour-là et le suivant, ses camarades remarquèrent que, sans être irrité ou ennuyé, il restait pensif, silencieux et concentré en lui-même, qu’il buvait sans plaisir, et qu’il recherchait la solitude, comme s’il était obsédé par une pensée constante.

Rostow réfléchissait à « l’héroïque exploit » qui allait, à son grand étonnement, lui valoir la croix de Saint-Georges, et qui lui avait acquis la réputation d’un brave ! Il y avait là dedans un mystère qu’il ne parvenait pas à pénétrer : « Ils ont donc encore plus peur que nous, pensait-il. Ainsi, c’est donc cela, et ce n’est que cela qu’on appelle de l’héroïsme ? Il me semble pourtant que mon amour pour ma patrie n’y était pour rien !… Et mon prisonnier aux yeux bleus, en quoi est-il responsable de ce qui se passe ?… Comme il avait peur ! Il croyait que j’allais le tuer ! Pourquoi l’aurais-je tué ? Ma main du reste a tremblé, et l’on me décore du Saint-Georges ! Je n’y comprends rien, absolument rien ! »

Pendant que Nicolas Rostow s’absorbait dans ces questions, d’autant plus embarrassantes, qu’il n’y trouvait aucune réponse plausible, la roue de la fortune tourna subitement en sa faveur. Avancé à la suite de l’affaire d’Ostrovna, on lui donna deux escadrons de hussards, et dès ce moment, lorsqu’on eut besoin d’un brave officier, ce fut toujours à lui qu’on accorda la préférence.


XVI

À la nouvelle de la maladie de Natacha, la comtesse se mit en route, quoique encore souffrante et affaiblie, avec Pétia et