Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/299

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Saint-Georges, et Schinchine raconta les nouvelles de la ville, la maladie de la vieille princesse de Géorgie, la disparition de Métivier, et la capture d’un malheureux Allemand, que la populace avait pris pour un espion français, mais que le comte Rostoptchine avait fait relâcher.

« Oui, oui, on les empoigne tous, dit le comte, et je conseille à la comtesse de moins parler français ; ce n’est plus de saison.

— Savez-vous, dit Schinchine, que le précepteur français de Galitzine apprend le russe ? Il est dangereux, à ce qu’il dit, de parler maintenant français dans les rues !

— Que savez-vous de la milice, comte Pierre Kirilovitch, car vous allez sans doute monter à cheval ? dit le vieux comte en s’adressant à Pierre, qui, silencieux et pensif, ne comprit pas tout de suite de quoi il s’agissait.

— Ah ! la guerre ?… oui, mais je ne suis pas un soldat, vous le voyez bien… Du reste, tout est si étrange, si étrange, que je m’y perds ! Mes goûts sont antimilitaires, mais, vu les circonstances actuelles, on ne peut répondre de rien ! »

Le dîner fini, le comte, commodément établi dans un fauteuil, pria d’un air grave Sonia, qui avait la réputation d’être une excellente lectrice, de leur lire le manifeste :

« À notre première capitale, Moscou !

« L’ennemi a franchi les frontières de la Russie avec des forces innombrables, et se prépare à ruiner notre patrie bien-aimée… » etc… etc… Sonia lisait de sa voix fluette, en y mettant tous ses soins, et le vieux comte écoutait, les yeux fermés, en poussant de longs soupirs à certains passages.

Natacha regardait curieusement tour à tour son père et Pierre ; ce dernier, sentant qu’elle le regardait, évitait de se tourner de son côté ; la comtesse désapprouvait par des hochements de tête les expressions solennelles de la proclamation, car elle n’y entrevoyait qu’une chose : le danger auquel son fils continuerait à être exposé, et qui durerait longtemps encore ! Schinchine, qui écoutait d’un air railleur, s’apprêtait évidemment à répondre par une épigramme à la lecture de Sonia, aux réflexions que ferait le vieux comte, ou au manifeste même, si du moins il ne s’offrait rien de mieux à son humeur satirique.

Après avoir lu les passages relatifs aux dangers qui menaçaient la Russie, aux espérances fondées par l’Empereur sur Moscou et surtout sur la vaillante noblesse, Sonia, dont la voix tremblait parce qu’elle se sentait écoutée, arriva enfin à ces dernières paroles : « Nous ne tarderons pas à paraître au