Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/316

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reproches au général en chef qui continue à se retirer. Comment alors aurait-il pu imaginer un moment que Moscou serait incendié, ou même que l’ennemi fût déjà entré à Smolensk ? Aussi son irritation éclate-t-elle quand il apprend qu’aucune grande bataille n’a été livrée, malgré la jonction des deux armées, et que Smolensk est pris et brûlé ! Les militaires et le peuple s’indignent également de cette retraite continue… et pendant ce temps les faits s’accomplissent, non par hasard ou en vertu d’un plan auquel personne ne croit, mais en conséquence des intrigues, des désirs et des efforts de toutes sortes, de ceux qui agissent dans leur propre intérêt ou sans préméditation.

Que faisons-nous cependant ? Nous cherchons à concentrer nos deux armées avant de livrer bataille, et à cet effet nous nous retirons jusqu’à Smolensk, en entraînant les Français à notre suite ; mais cette manœuvre n’a pas le résultat désiré, parce que Barclay de Tolly est un Allemand impopulaire, parce que Bagration, qui commande la seconde armée, et qui le déteste, ne tient pas à se trouver sous les ordres d’un inférieur, et retarde, autant que possible, cette jonction de nos forces. Quant à la présence de l’Empereur, au lieu de faire naître l’enthousiasme, elle fomente la discorde et détruit toute unité d’action : Paulucci, qui ambitionne le grade de général, parvient à l’influencer ; le plan de Pfuhl est abandonné, et la direction de l’ensemble des opérations est remise à Barclay de Tolly, dont on limite cependant le pouvoir, à cause du peu de confiance qu’il inspire. Grâce à ces divisions intestines, à ces rivalités, à l’impopularité du général en chef, il devient impossible de livrer un combat décisif, et pendant que l’irritation générale s’en accroît, et avec elle la haine des Allemands, le sentiment patriotique se réveille de tous côtés avec violence.

L’Empereur quitte enfin l’armée, sous le prétexte, le seul et le meilleur qu’on ait pu trouver, de chauffer à blanc l’enthousiasme du peuple dans les deux capitales, et son séjour inattendu à Moscou contribue puissamment à organiser la résistance future du pays.

Bien que l’Empereur ne soit plus là, la position du commandant en chef se complique de jour en jour : Bennigsen, le grand-duc et un essaim de généraux restent auprès de lui, afin de surveiller ses actes et de soutenir au besoin son énergie, mais Barclay de Tolly, se sentant de plus en plus sous la