Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/32

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pouvons y tendre toujours, quelles que soient les circonstances, mais c’est aussi celui qui exige le plus d’efforts, et nous risquons de pécher par orgueil, en nous tournant vers l’étude des mystères que notre impureté nous rend indignes de comprendre, ou en prenant à tâche l’amélioration du genre humain, en restant nous-mêmes un exemple de perversité et d’indignité. L’illuminisme a perdu de sa pureté et s’est entaché d’orgueil pour s’être laissé entraîner par le courant de l’amour du bien public. » À ce point de vue, il a blâmé mon discours et tout ce que j’ai fait. Je lui ai donné raison. À propos de mes affaires de famille, il m’a dit que, le devoir du vrai maçon étant le perfectionnement de soi-même, nous croyons souvent y parvenir plus vite en nous débarrassant de toutes les difficultés à la fois, tandis que c’est le contraire : nous ne pouvons progresser qu’au milieu des luttes de la vie, par la connaissance de nous-même, où l’on ne peut parvenir que par la comparaison. Il ne faut point oublier non plus la vertu principale, l’amour de la mort. Les vicissitudes peuvent seules nous en démontrer toute la vanité et contribuer à nourrir en nous cet amour, c’est-à-dire la croyance à une nouvelle vie. Ces paroles me frappèrent d’autant plus que, malgré son terrible état de maladie, Bazdéïew ne se sent point fatigué de vivre. Il aime la mort, pour laquelle, malgré sa pureté et son élévation, il ne se reconnaît pas encore suffisamment préparé. En m’expliquant le grand carré de la création, il me dit que les chiffres 3 et 7 étaient la base de tout ; il me donna le conseil de ne pas me détacher de mes frères de Pétersbourg, de rester au second grade, et d’user de mon influence pour les préserver de l’entraînement de l’orgueil, et les soutenir dans la voie de la vérité et du progrès. Il me conseilla pour moi-même une stricte surveillance, et me donna ce cahier pour y tenir registre de toutes mes actions.

« Pétersbourg, 23 novembre. — Je vis de nouveau avec ma femme ; ma belle-mère arriva chez moi en larmes me dire qu’Hélène me suppliait de l’écouter, qu’elle était innocente, malheureuse de mon abandon… etc… Je sentais que si je la laissais venir, je n’aurais pas la force de résister à sa prière. Je ne savais que faire, ni à qui demander conseil. Si le Bienfaiteur eût été ici, il m’aurait secouru. Je relus ses lettres, je me rappelai nos causeries, et j’en conclus que je ne devais point refuser à celui qui demande, mais tendre la main à tous, et à plus forte raison à celle qui est liée à moi, et qu’il me