Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/335

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l’action bienfaisante de la rosée ne s’étendait guère au delà de cette limite. Sur la grand’route poudreuse, d’énormes colonnes de poussière aveuglaient le soldat, dont la marche commençait au point du jour ; les trains de bagages et l’artillerie tenaient le milieu du chemin, tandis que l’infanterie s’avançait sur les bas côtés, dans la poussière suffocante et chaude que la rosée de la nuit n’avait pas abattue. Elle s’attachait par plaques aux pieds des soldats, aux roues des fourgons, s’étendait comme un nuage au-dessus des troupes, et pénétrait dans les yeux, dans les narines, et surtout dans les poumons des hommes et des animaux. Plus le soleil s’élevait, et plus s’élevait ce nuage sablonneux et brûlant, à travers lequel on entrevoyait le soleil comme un globe de feu rouge sang ! Pas un souffle d’air n’agitait cette lourde atmosphère, et les hommes, accablés de fatigue, se bouchaient le nez et la bouche pour ne pas y succomber. Lorsqu’on entrait dans un village, tous se précipitaient vers le puits : on se battait pour une goutte d’eau boueuse et sale, et on l’avalait avec avidité.

Le prince André s’occupait activement de son régiment, de la santé de ses soldats, de leur bien-être. L’incendie de Smolensk et l’abandon de la ville, en éveillant en lui la haine contre l’envahisseur, firent époque dans sa vie, et la force de cette haine lui fit oublier parfois ses propres douleurs. Son affabilité et sa bienveillance l’avaient rendu cher à ses subordonnés, qui ne l’appelaient pas autrement que « notre prince ». Il était bon et affectueux avec ses soldats et ses officiers, parce qu’ils ne connaissaient pas son passé, et qu’il les rencontrait dans un milieu différent du sien ; mais, dès que le hasard lui faisait retrouver une de ses anciennes connaissances, il se hérissait au moral et redevenait hautain et dédaigneux. Dans ses relations habituelles il se bornait au strict accomplissement de son devoir dans les limites de la plus stricte justice.

Il voyait tout, il est vrai, sous l’aspect le plus sombre : d’un côté, Smolensk que, selon lui, on aurait dû et pu défendre, abandonné le 18 août ; de l’autre, son père, malade, forcé de fuir et de quitter Lissy-Gory, ce Lissy-Gory que le vieux prince avait construit, arrangé à sa guise, et qu’il aimait par-dessus toutes choses. Heureusement pour le prince André, les soins à donner à son régiment, en l’obligeant à s’occuper des moindres détails du service, le détournaient de ces tristes pensées. Son détachement arriva à Lissy-Gory le 22 du mois d’août : deux jours auparavant, il avait appris que son père et