Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/34

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politique, poésie et philosophie, avec un sentiment étrange de stupéfaction et de crainte. Il éprouvait le sentiment que doit avoir un joueur de gobelets, s’attendant chaque fois à voir ses escamotages découverts ; mais personne n’y voyait rien. Ce genre de salon était-il un terrain d’élection pour la bêtise humaine, ou bien les dupes trouvaient-elles du plaisir à être dupées ? Le fait est que sa réputation de femme d’esprit fermement établie permettait à la comtesse Besoukhow de dire les plus grandes sottises : chacune de ses paroles excitait l’admiration, et on se plaisait à y découvrir un sens profond, qu’elle n’y avait pas soupçonné elle-même.

Cet original distrait, ce mari grand seigneur, qui ne gênait personne et ne nuisait pas à l’effet général produit par le ton distingué, de rigueur dans ce milieu, Pierre en un mot, était bien le mari qu’il fallait à cette brillante beauté, toute faite pour le monde, et servait au contraire à mettre en relief l’élégance et la tenue parfaite de sa femme. Les occupations de ces deux dernières années, qui, par leur nature abstraite, avaient fini par lui faire prendre en dédain tout ce qui était en dehors de ce cercle, lui avaient donné une manière d’être, teintée d’indifférence et de bienveillance banale, qui, par sa sincérité même, lui attirait une déférence involontaire. Il entrait dans le salon de sa femme comme il entrait au théâtre. Il connaissait tout le monde, accueillait chacun également bien, en restant à égale distance de tous. Si la conversation l’intéressait, il y prenait part, exposait ouvertement son avis, qui n’était peut-être pas toujours dans le ton voulu du moment, sans se préoccuper en rien de la présence des messieurs de l’ambassade. Mais l’opinion était si bien fixée sur cet original, mari de la femme la plus distinguée de Pétersbourg, qu’on ne songeait guère à prendre ses sorties au sérieux.

Parmi les jeunes gens qui fréquentaient assidûment la maison d’Hélène, on voyait Boris Droubetzkoï, dont la carrière était des plus brillantes. Hélène l’appelait « mon page », le traitait en enfant, et lui souriait comme à tout le monde, mais cependant ce sourire blessait Pierre. Boris affectait envers lui un respect plein de dignité et de compassion, qui ne faisait que l’irriter davantage. Ayant violemment souffert trois ans auparavant, il essayait de se soustraire à une seconde humiliation du même genre, d’abord en n’étant pas le mari de sa femme, et ensuite en ne se permettant pas de la soupçonner.

« Maintenant qu’elle est devenue bas-bleu, elle aura sans