Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/355

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Le docteur chercha à la retenir, mais elle le repoussa et passa outre.

« Pourquoi m’arrêtent-ils tous, pourquoi ces figures terrifiées ? se disait-elle… Je n’ai besoin de personne, que font-ils là ? »

Elle ouvrit la porte de la chambre de son père ; la lumière y entrait maintenant à flots, tandis qu’on y avait toujours maintenu une demi-obscurité ; elle éprouva une terreur indicible. La vieille bonne et quelques femmes entouraient le lit ; elles reculèrent à sa vue, et lui laissèrent voir, en s’écartant, la figure sévère mais calme du mort… Elle resta clouée sur le seuil.

« Non, il n’est pas mort, c’est impossible ! » se dit-elle.

Dominant sa terreur, elle approcha de la couche funèbre, et posa ses lèvres sur la joue de son père ; mais à ce contact elle tressaillit et se rejeta en arrière : toute la tendresse qu’elle venait de ressentir s’évanouit pour faire place à un sentiment d’horreur et de crainte causé par ce qu’elle voyait devant elle.

« Il n’est plus, il n’est plus, et à sa place quelque chose d’horrible, un mystère effrayant qui me glace et me repousse, murmurait la pauvre fille… Et, se cachant la figure dans les mains, elle tomba évanouie dans les bras du docteur qui l’avait suivie.


Les femmes s’acquittèrent, en présence de Tikhone et du docteur, du soin de laver le corps ; elles lui bandèrent la mâchoire, pour l’empêcher, en se raidissant, de laisser la bouche ouverte, et attachèrent les pieds, pour les empêcher de s’écarter. Ensuite, elles le revêtirent de son uniforme orné de décorations, et le couchèrent sur une petite table. Tout fut exécuté selon l’usage, le cercueil se trouva prêt le soir comme par enchantement : on le recouvrit du drap mortuaire ; des cierges furent placés autour, on éparpilla du genièvre sur le plancher, et le lecteur commença à psalmodier des Psaumes. Beaucoup de gens de la localité, des étrangers même, entouraient le cercueil ; semblables aux chevaux qui frémissent et se cabrent à la vue d’un cheval mort, — car eux aussi avaient peur, — le maréchal de noblesse, le starosta du village, les femmes de la maison et du dehors, les yeux avidement fixés sur le corps, la terreur peinte sur le visage, se signaient avant de baiser la main froide et raidie du vieux prince.