Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/361

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Sa chambre, orientée vers le Sud, recevait les rayons obliques du soleil couchant. Pénétrant par les fenêtres, ils l’éclairèrent tout à coup, illuminèrent le coin du coussin qu’elle regardait fixement, et ses pensées changèrent soudain de cours : elle se leva machinalement, lissa ses cheveux, et s’approcha de la croisée, en aspirant instinctivement la fraîche brise de cette belle soirée.

« Tu peux donc à présent jouir en paix de la beauté du ciel ? se dit-elle. « Il » n’est plus, personne ne t’en empêchera désormais ! » Et, se laissant tomber sur une chaise, elle posa sa tête sur l’appui de la fenêtre.

Quelqu’un l’appela de nouveau en ce moment d’une voix affectueuse ; elle se retourna, et vit Mlle Bourrienne en robe noire bordée de pleureuses, qui, s’approchant doucement, l’embrassa et fondit en larmes. La princesse Marie se souvint aussitôt de son inimitié passée, de la jalousie qu’elle lui avait inspirée, du changement qui s’était opéré en « lui » dans ces derniers temps où il n’avait plus souffert la présence de la jeune Française… « N’était-ce pas là une preuve évidente de l’injustice de mes soupçons ? Est-ce à moi, à moi qui ai souhaité sa mort, à juger mon prochain ? » pensa-t-elle en se retraçant vivement la pénible situation de sa compagne, traitée par elle avec une froideur marquée, dépendante de ses bontés, et obligée de vivre sous un toit étranger. La pitié l’emporta, et, levant sur elle un regard timide, elle lui tendit la main. Mlle Bourrienne la saisit, la baisa en pleurant et l’entretint de la grande douleur qui venait de les frapper toutes les deux. « L’autorisation qu’elle voulait bien lui accorder de la partager avec elle, l’oubli de leurs différends devant ce malheur commun, serait sa seule consolation !… Elle avait la conscience pure… et là-haut, « il » rendait sûrement justice à son affection et à sa reconnaissance ! » La princesse Marie écoutait avec plaisir le son de sa voix, et la regardait de temps en temps, mais sans prêter grande attention à ses paroles.

« Chère princesse, poursuivit Mlle Bourrienne, je comprends que vous n’ayez pu, et ne puissiez encore songer à vous-même ; aussi mon dévouement m’oblige-t-il à le faire pour vous… Alpatitch vous a-t-il parlé de votre départ ? »

La princesse Marie ne répondit pas : le vague de ses pensées l’empêchait de comprendre de quoi il s’agissait et qui devait partir. « Un départ ? Pourquoi ? Que m’importe à présent ? » se disait-elle.