Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/381

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regard scrutateur. Une expression ironique passa sur son visage, et, se tournant vers les officiers et les généraux qui l’entouraient, il haussa légèrement les épaules.

« Et dire cependant, murmura-t-il avec un geste d’étonnement, que c’est avec de pareils gaillards qu’on se retire devant l’ennemi !… Au revoir, messieurs ! ajouta-t-il en entrant par la grande porte et en effleurant le prince André et Denissow.

— Hourra ! hourra ! » criait-on derrière lui.

Koutouzow s’était singulièrement épaissi et alourdi depuis la dernière fois que le prince André l’avait vu, mais son œil blanc, sa cicatrice et l’expression ennuyée de sa physionomie étaient toujours les mêmes. Une étroite courroie passée en sautoir laissait pendre un fouet sur sa capote militaire. En entrant dans la cour, il poussa un soupir de soulagement, comme un homme heureux de se reposer après s’être donné en spectacle. Puis il retira de l’étrier son pied gauche, en se renversant pesamment en arrière, et, fronçant les sourcils, il le ramena avec peine sur la selle, plia le genou, et se laissa glisser en gémissant dans les bras des cosaques et des aides de camp qui le soutenaient. Une fois sur ses pieds, il jeta de son œil à moitié fermé un regard autour de lui, aperçut le prince André, sans toutefois le reconnaître, et fit en se balançant quelques pas en avant. Arrivé au perron de la maison, il toisa de nouveau le prince André, et, comme il arrive souvent aux vieillards, il lui fallut quelques secondes pour mettre enfin un nom sur cette figure qui l’avait frappé tout d’abord.

« Ah ! bonjour, prince, bonjour, mon ami… allons, viens ! » dit-il avec effort, en montant péniblement les marches, qui craquaient sous son poids. Déboutonnant ensuite son uniforme, il s’assit sur un banc, et lui dit :

— Et ton père ?

— J’ai reçu hier la nouvelle de sa mort, » répondit brièvement le prince André.

Koutouzow le regarda d’un air surpris et effrayé, se découvrit et se signa :

« Que la paix soit avec lui ! Que la volonté de Dieu s’accomplisse sur nous tous ! »

Un profond soupir s’échappa de sa poitrine : « Je l’aimais, je l’estimais, reprit-il après un moment de silence, et je prends une part sincère à ta douleur ! »

Il embrassa le prince André et le tint longtemps serré