Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/385

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

André le trouva étendu dans un fauteuil, l’uniforme déboutonné, lisant un roman français, les Chevaliers du Cygne, de Mme de Genlis.

« Assieds-toi, lui dit Koutouzow en glissant un couteau à papier entre les pages du livre et en le mettant de côté. C’est bien triste, bien triste, mais rappelle-toi, mon ami, que je suis pour toi un second père ! »

Le prince André lui raconta ce qu’il savait des derniers moments de son père, et lui dépeignit l’état dans lequel il avait trouvé Lissy-Gory.

« À quoi nous ont-ils amenés ! » dit soudain Koutouzow d’une voix émue, en songeant à la situation de son pays ; « mais le moment viendra… » reprit-il avec colère, et, ne voulant pas continuer ce sujet qui l’émouvait, il ajouta : « Je t’ai fait venir pour te garder auprès de moi.

— Je remercie Votre Altesse, répondit le prince André, mais je ne vaux plus rien pour le service dans les états-majors. »

Koutouzow, qui remarqua le sourire dont il accompagnait ces paroles, le regarda d’un air interrogateur.

« Et d’ailleurs, poursuivit Bolkonsky, je tiens à mon régiment ; je me suis attaché aux officiers, je crois que mes hommes ont de l’affection pour moi et j’aurais du chagrin à m’en séparer. Si je refuse l’honneur de rester auprès de votre personne, croyez bien que… »

Une expression bienveillante, spirituelle et légèrement railleuse passa en ce moment sur la grosse figure de Koutouzow, qui l’interrompit en disant :

« Je le regrette, tu m’aurais été utile, mais tu as raison ! Ce n’est pas ici que nous avons besoin d’hommes ; si tous les conseillers, ou prétendus tels, servaient comme toi dans les régiments, ça vaudrait beaucoup mieux… Je me souviens de ta conduite à Austerlitz… Je te vois encore avec le drapeau à la main ! »

À ces paroles une fugitive rougeur, causée par la joie, illumina la figure du prince ; Koutouzow l’attira à lui, l’embrassa, et André put voir que ses yeux étaient de nouveau humides. Il savait que le vieillard avait la larme facile, et que la mort de son père le portait naturellement à lui témoigner une sympathie et un intérêt tout particuliers ; cependant l’allusion le flatta, et lui fit un plaisir extrême.

« Suis ton chemin, à la garde de Dieu !… Je sais qu’il est celui de l’honneur !… Tu m’aurais été bien utile à Bucharest,