Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/59

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maître de la maison lançait à leurs côtés les notes perçantes de sa voix claire et grêle.

« Enchanté de vous voir, cher prince, dit-il, en tendant au prince André sa main blanche et délicate. Un instant… » et s’adressant à Magnitsky : « Rappelez-vous nos conventions : le dîner est un délassement, pas un mot d’affaires !… » et il se reprit à rire.

Le prince André, déçu dans son attente, en fut agacé, il lui sembla que ce n’était plus là le vrai Spéransky ; que le charme mystérieux qui l’avait attiré vers lui se dissipait ; qu’il le voyait maintenant tel qu’il était, et ne se laissait plus séduire.

La conversation marcha sans interruption, et ce ne fut qu’un chapelet d’anecdotes. À peine Magnitsky en finissait-il une, qu’un autre convive disait la sienne ; le plus souvent, elles mettaient en scène les fonctionnaires de tout rang, et leur nullité était, dans ce cercle, tellement hors de doute, que les révélations comiques sur ces personnages leur semblaient à tous être le seul parti à en tirer. Spéransky lui-même conta comment, à la séance du matin, un des membres du conseil, affligé de surdité, ayant été invité à faire connaître son opinion, répondit à celui qui l’interrogeait qu’il était de son avis. Gervais se complut dans le long récit d’une inspection remarquable par la stupidité qui y avait été déployée. Stolipine, tout en bégayant, tomba à bras raccourcis sur les abus de l’administration précédente. Redoutant, à cette sortie, que la conversation ne devînt par trop sérieuse, Magnitsky s’empressa de le railler sur sa vivacité, et, Gervais ayant lancé une plaisanterie, la gaieté reparut de plus belle, sans nouvel incident.

Il était facile de voir que Spéransky aimait à se reposer après le travail au milieu de ses amis, qui, se prêtant à son désir, s’amusaient eux-mêmes, tout en l’amusant à l’envi. Ce ton de gaieté déplut au prince André, il lui parut lourd et factice. Le timbre aigu de la voix de Spéransky lui fut désagréable : ce rire perpétuel sonnait faux à son oreille et lui blessait le tympan. Ne se sentant pas disposé à s’y joindre franchement, il craignit de laisser paraître ses impressions et essaya à différentes reprises de se mêler à la causerie, mais ce fut peine perdue, et il ne tarda pas à sentir que, malgré tous ses efforts, il ne pouvait se mettre à l’unisson ; chacune de ses paroles semblait rebondir hors du cercle, comme le bouchon de liège hors de l’eau. Cependant il ne se disait rien de répréhensible, rien de déplacé, mais les saillies spirituelles et plaisantes