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CHAPITRE II

I

La Bible nous apprend que le bonheur de l’homme avant sa chute consistait dans l’absence de travail. Cette même prédisposition se retrouve dans l’homme déchu, mais il ne saurait être inactif, non seulement à cause de l’anathème qui pèse sur lui et qui l’oblige à gagner son pain à la sueur de son front, mais encore par suite de l’essence même de sa nature morale. Une voix secrète l’avertit qu’il devient coupable en s’abandonnant à la paresse, et cependant s’il pouvait, en restant oisif, être utile et remplir son devoir, il jouirait certainement de l’une des conditions du bonheur primitif. C’est cependant ainsi que toute une classe de la société, celle des militaires, vit dans une oisiveté relative, qui leur est d’autant plus permise qu’elle leur est imposée, et qui a toujours été pour eux le grand attrait du service.

Depuis l’année 1807, Nicolas Rostow en savourait toutes les jouissances dans le même régiment, et commandait l’escadron que Denissow lui avait passé.

Il était devenu un bon garçon, avec les formes un peu rudes, que ses connaissances de Moscou auraient peut-être trouvées « mauvais genre » ; mais, estimé et aimé comme il l’était de ses camarades, de ses inférieurs et de ses chefs, son sort le satisfaisait pleinement. Seules les fréquentes lettres qu’il avait reçues en dernier lieu de sa mère, des lettres pleines de doléances sur l’état précaire des finances de la famille, où elle l’engageait à revenir faire la joie de ses vieux parents, troublaient sa quiétude habituelle.