Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/135

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Pierre savait aussi qu’il était à moitié abruti, car il buvait comme un trou.

« Allons, allons ! » dit Pierre… et il entra dans l’antichambre, où il se trouva nez à nez avec un grand vieillard chauve, en robe de chambre, qui traînait ses pieds nus dans de vieilles galoches, et dont le nez bourgeonné témoignait de ses habitudes.

À la vue de Pierre, il murmura quelques mots d’un air de mauvaise humeur et disparut dans les profondeurs du corridor.

« Une grande intelligence, mais bien affaiblie à présent, dit le domestique… Voulez-vous entrer dans le cabinet ? »

Pierre l’y suivit.

« On y a mis les scellés, comme vous voyez. Sophie Danilovna nous a ordonné de vous remettre les livres. »

Pierre se retrouvait dans le même cabinet sombre où, du vivant du Bienfaiteur, il était entré une fois avec un si grand trouble. Depuis sa mort, ce cabinet était inhabité, et la couche de poussière qui couvrait tous les meubles lui donnait un aspect encore plus lugubre. Ghérassime poussa un des volets, il sortit aussitôt de la chambre. Pierre ouvrit une armoire qui contenait les manuscrits, et en retira une liasse de documents très précieux : c’étaient les actes originaux des loges d’Écosse, annotés et expliqués par le Bienfaiteur. Après les avoir déployés devant lui sur la table, il les parcourut un moment, et finit par s’oublier dans une profonde rêverie.

Ghérassime, qui entr’ouvrait la porte de temps à autre, trouvait toujours Pierre dans la même position. Deux heures se passèrent ainsi. Le vieux serviteur se permit alors de faire un peu de bruit, mais ce fut inutile, Pierre n’entendit rien.

« Faut-il renvoyer votre isvostchik ? lui demanda Ghérassime.

— Ah oui ! répondit Pierre, revenant enfin à lui. Écoute, dit-il en attirant Ghérassime par un bouton de son habit et en le regardant de ses yeux brillants et humides… Écoute, il y aura une bataille demain, tu le sais… Ne me trahis pas, et fais ce que je te dirai.

— Bien, dit laconiquement le vieux. Désirez-vous que je vous apporte à manger ?

— Non, c’est autre chose qu’il me faut, apporte-moi un habillement complet de paysan et un pistolet.

— Bien ! » répondit Ghérassime après avoir réfléchi un moment.