Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vers elle : je ferai inscrire sur ses antiques monuments de barbarie et de despotisme des paroles de justice et d’apaisement. Du haut du Kremlin, je dicterai de sages lois ; je leur ferai comprendre ce qu’est la vraie civilisation, et les générations futures des boyards seront forcées de se rappeler avec amour le nom de leur conquérant : « Boyards, leur dirai-je tout à l’heure, je ne veux pas profiter de mon triomphe pour humilier un souverain que j’estime, je vous proposerai des conditions de paix dignes de vous et de mes peuples ! » Ma présence les exaltera, car, comme toujours je leur parlerai avec netteté et avec grandeur.

— Qu’on m’amène les boyards[1]  ! » s’écria-t-il en se tournant vers sa suite, et un général s’en détacha aussitôt pour aller les chercher.

Deux heures s’écoulèrent. Napoléon déjeuna et retourna au même endroit pour y attendre la députation. Son discours était prêt, plein de dignité et de majesté, d’après lui du moins ! Entraîné par la générosité dont il voulait accabler la capitale, son imagination lui représentait déjà une réunion dans le palais des Tsars, où les grands seigneurs russes se rencontreraient avec les seigneurs de sa cour. Il nommait un préfet qui lui gagnerait le cœur des populations, il distribuait des largesses aux établissements de bienfaisance, pensant que si en Afrique il avait cru devoir se draper d’un burnous et aller se recueillir dans une mosquée, ici à Moscou il devait se montrer généreux, à l’exemple des Tsars.

Pendant qu’il rêvait ainsi, s’impatientant de ne pas voir venir les boyards, ses généraux inquiets délibéraient entre eux à voix basse, car les envoyés partis à la recherche des députés étaient revenus annoncer, d’un air consterné, que la ville était vide, et que tout le monde la quittait. Comment communiquer cette nouvelle à Sa Majesté sans la placer dans une situation ridicule, la plus terrible de toutes les situations ? Comment lui avouer qu’au lieu des boyards si impatiemment attendus, il n’y avait plus dans la ville que des gens surexcités par l’ivresse ! Les uns soutenaient qu’il fallait à tout prix réunir une députation quelconque ; les autres conseillaient de dire, avec habileté et avec prudence, toute la vérité à l’Empereur. Le cas était grave et difficile.

« C’est impossible… se disait la suite… mais il faudra bien

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)