Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/150

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Après s’être fait servir à souper, il s’étendit tout habillé sur un canapé, mais, entre minuit et une heure, on le réveilla pour lui remettre une dépêche de Koutouzow, apportée par un exprès. Il lui annonçait la retraite de l’armée par la grand’route de Riazan au delà de Moscou, et lui demandait de vouloir bien envoyer la police pour faciliter aux troupes le passage à travers la ville. Cette nouvelle n’en fut pas une pour le comte ; il l’avait pressentie bien avant son entretien avec Koutouzow, le lendemain même de Borodino. En effet, les généraux qui en arrivaient répétaient en chœur qu’une seconde bataille était impossible, et alors, sur l’ordre du général en chef, on avait enlevé de la ville tout ce qui appartenait au Trésor ainsi qu’au mobilier de la Couronne. Cependant cet ordre, communiqué sous la forme d’un simple billet de Koutouzow et reçu la nuit pendant son premier sommeil, le surprit et l’irrita au dernier point.

Dans la suite, lorsqu’il se plut à expliquer ce qu’il avait fait à cette époque, le comte Rostoptchine répéta à différentes reprises dans ses Mémoires que son but était de maintenir la tranquillité à Moscou et d’en faire sortir les habitants. Si telle était véritablement son intention, sa conduite devient irréprochable. Mais pourquoi alors ne sauve-t-on pas les richesses de la ville, les armes, les munitions, la poudre, le blé ? Pourquoi trompe-t-on et ruine-t-on des milliers d’habitants en leur disant que Moscou ne sera pas livré ?

« Pour y maintenir la tranquillité, » nous répond le comte Rostoptchine. Pourquoi alors emporte-t-on des monceaux de paperasses inutiles, l’aérostat de Leppich, etc., etc. ?

« Pour qu’il ne reste plus rien en ville, » répond encore le comte. Si l’on admet cette manière de voir, chacun de ses actes est justifié.

Les atrocités de la Terreur en France n’avaient aussi soi-disant en vue que la tranquillité du peuple. Sur quoi donc le comte Rostoptchine fondait-il ses craintes de voir éclater une révolution à Moscou, lorsque les habitants s’en éloignaient et que les troupes se repliaient ? Ni là ni sur aucun autre point de la Russie, il ne se passa rien qui, de près ou de loin, ressemblât à une révolution.

Le 1er et le 2 septembre, plus de dix mille hommes étaient restés à Moscou, et, sauf au moment où la foule ameutée s’était réunie sur l’ordre du gouverneur général dans la cour de son hôtel, nul désordre ne se produisit. Il n’y avait aucun motif