Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/160

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sans détourner son regard scrutateur, marmotta tout bas :

« Non, je ne livrerai pas Moscou sans combat ! »

Koutouzow pensait-il à autre chose, ou prononça-t-il ces paroles à bon escient, sachant qu’elles n’avaient aucun sens… Le comte Rostoptchine se retira, et, spectacle étrange ! cet homme si fier, ce général gouverneur de Moscou, ne trouva rien de mieux à faire que de s’approcher du pont et de disperser à grands coups de fouet les charrettes qui en encombraient les abords !

XXVI

À quatre heures de l’après-midi, l’armée de Murat, précédée d’un détachement de hussards wurtembergeois, et accompagnée du roi de Naples et de sa nombreuse suite, fit son entrée à Moscou. Arrivé à l’Arbatskaïa, Murat s’arrêta pour attendre les nouvelles que son avant-garde devait lui apporter sur l’état de la forteresse appelée le « Kremlin ». Autour de lui se groupèrent quelques badauds qui regardaient avec stupéfaction ce chef étranger avec ses cheveux longs, chamarré d’or et portant une coiffure ornée de plumes multicolores.

« Dis donc. Est-ce leur roi ?

— Pas mal ! disaient quelques-uns.

— Ôte donc ton bonnet ! » s’écriaient les autres.

Un interprète s’avança, et, interpellant un vieux dvornik, lui demanda si le « Kremlin » était loin. Surpris par l’accent polonais qu’il entendait pour la première fois, le dvornik ne comprit pas la question, et se déroba de son mieux derrière ses camarades. Un officier de l’avant-garde revint en ce moment annoncer à Murat que les portes de la forteresse étaient fermées et qu’on s’y préparait sans doute à la défense.

« C’est bien, » dit-il en commandant à l’un de ses aides de camp de faire avancer quatre canons.

L’artillerie s’ébranla au trot, et, dépassant la colonne qui suivait, Murat se dirigea vers l’Arbatskaïa. Arrivée au bout de la rue, la colonne s’arrêta. Quelques officiers français mirent les bouches à feu en position, et examinèrent le « Kremlin » au moyen d’une longue-vue. Tout à coup ils y entendirent sonner les cloches pour les vêpres. Croyant à un appel aux armes, ils s’en effrayèrent, et quelques fantassins coururent