Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/165

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comme une de ces vagues rêveries qui traversent parfois le cerveau sans y laisser de traces. Lorsque le hasard lui fit rencontrer les Rostow, et que Natacha se fut écriée : « Vous restez à Moscou ! Ah ! que c’est bien ! » il comprit qu’il ferait bien de ne pas s’en éloigner, alors même que la ville serait livrée à l’ennemi, afin d’accomplir sa destinée.

Le lendemain, pénétré de la pensée de se montrer digne d’« Eux », il se dirigea vers la barrière des Trois-Montagnes ; mais, lorsqu’il se fut convaincu que Moscou ne serait pas défendu, la mise à exécution du projet qu’il caressait confusément depuis quelques jours se dressa tout à coup devant lui comme une nécessité implacable. Il lui fallait ne pas se montrer, chercher à aborder Napoléon, le tuer, mourir peut-être avec lui, mais délivrer l’Europe de celui qui, à ses yeux, était la cause de tous ses maux !

Pierre connaissait tous les détails de l’attentat qu’un étudiant allemand avait commis en 1809, à Vienne, contre Napoléon ; il savait que cet étudiant avait été fusillé, mais le danger qu’il allait courir en remplissant sa mission providentielle ne faisait que l’exciter davantage.

Deux sentiments l’entraînaient avec une égale violence. Le premier, le besoin de se sacrifier et de souffrir, que le spectacle du malheur général avait fait naître dans son cœur, l’avait conduit à Mojaïsk jusque sous le feu de la mitraille, et l’avait contraint à quitter sa maison, à faire bon marché du luxe et du confort de son existence habituelle, à coucher tout habillé sur la dure et à partager la maigre chère de Ghérassime. Le second était ce sentiment, essentiellement russe, de profond mépris pour les conventions factices de la vie, et pour tout ce qui constitue aux yeux de l’immense majorité les jouissances suprêmes de ce monde. Pierre en avait éprouvé pour la première fois l’enivrement au palais Slobodski, où il avait compris que la richesse, le pouvoir, tout ce que les hommes chérissent d’ordinaire, n’a réellement de valeur qu’en raison de la satisfaction qu’on ressent à s’en débarrasser. C’est ce même sentiment qui entraîne la recrue à boire son dernier kopeck, l’ivrogne à briser les vitres et les glaces sans raison apparente ; et pourtant il sait bien qu’il lui faudra vider sa bourse pour payer le dégât ; c’est ce sentiment qui fait que l’homme commet des actions absurdes, comme pour faire preuve de sa force, et qui est en même temps le témoignage d’une volonté supérieure menant l’activité humaine où il lui plaît.