Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/181

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« Non, maman, je me coucherai là, par terre, » répondit Natacha avec un mouvement d’impatience, et, s’approchant de la fenêtre, elle l’ouvrit.

Les plaintes du blessé se faisaient toujours entendre ; elle passa la tête hors de la fenêtre, dans l’air humide de la nuit, et sa mère s’aperçut que sa poitrine était secouée par des sanglots convulsifs. Natacha savait que celui qui souffrait ainsi n’était pas le prince André, elle savait aussi que ce dernier était couché dans l’isba contiguë à la leur, mais ces plaintes incessantes lui arrachaient des larmes involontaires. La comtesse échangea un regard avec Sonia.

« Viens, couche-toi, mon enfant, répéta-t-elle en lui touchant légèrement l’épaule.

— Oui, tout de suite, » répondit Natacha en se déshabillant à la hâte et en arrachant, pour aller plus vite, les cordons de ses jupons.

Après avoir passé sa camisole, elle s’assit par terre sur le lit qui avait été préparé, et, jetant ses cheveux par-dessus son épaule, elle commença à les tresser. Tandis que de ses doigts fluets elle défaisait et refaisait rapidement sa natte, et que sa tête se balançait machinalement à chacun de ses mouvements, ses yeux, dilatés par la fièvre, regardaient fixement dans le vague. Sa toilette de nuit achevée, elle se laissa doucement tomber sur le drap qui recouvrait le foin.

« Natacha, couche-toi au milieu.

— Non, reprit-elle, couchez-vous, je reste où je suis… » Et elle enfouit sa tête dans l’oreiller.

La comtesse, Sonia et Mme Schoss se déshabillèrent vivement. Bientôt la pâle clarté d’une veilleuse éclaira seule la chambre : au dehors, l’incendie du village, situé à deux verstes, illuminait l’horizon ; des clameurs confuses partaient du cabaret voisin et de la rue, tandis que l’aide de camp continuait à gémir ; Natacha écouta longtemps tous ces bruits, en s’abstenant toutefois de faire le moindre mouvement. Elle entendit sa mère prier et soupirer, le lit crier sous son poids, le ronflement sifflant de Mme Schoss, la respiration paisible de Sonia. À un certain moment, la comtesse appela sa fille, mais Natacha ne lui répondit pas.

« Maman, je crois qu’elle dort, » dit tout bas Sonia.

La comtesse l’appela encore après quelques minutes de silence, mais cette fois Sonia ne répondit plus, et bientôt après Natacha put reconnaître à la respiration égale de sa mère,