Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/195

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Pierre répondit que la petite fille appartenait à une femme qu’il avait vue ici même tout à l’heure et qui était couverte d’un manteau noir et entourée de ses trois enfants.

« Ne pouvait-on lui dire où elle était allée ?

— Ce doit être les Anférow, dit un vieux diacre en s’adressant à sa voisine… Seigneur, Seigneur, ayez pitié de nous, répéta le vieux diacre d’une voix profonde.

— Où sont les Anférow ? reprit la femme.

— Ils sont partis de bon matin… C’est peut-être Marie Nicolaïevna, peut-être aussi les Ivanow ?

— Il dit que c’est une bourgeoise, et Maria Nicolaïevna est une dame, reprit une voix.

— Vous devez la connaître, dit Pierre : une femme maigre, qui a de longues dents.

— Mais alors c’est Marie Nicolaïevna. Ils se sont enfuis dans le jardin lorsque les loups sont arrivés.

— Seigneur, Seigneur, ayez pitié de nous ! répéta le diacre.

— Allez de ce côté, vous les trouverez, c’est elle, bien sûr ! Elle pleurait, elle pleurait… Allez, vous les trouverez. »

Mais Pierre n’écoutait plus la paysanne qui lui parlait ; car il était occupé de la scène qui se passait entre deux soldats français et la famille arménienne. L’un d’eux, petit et alerte, avec une capote gros-bleu serrée autour de sa taille par une corde, et un bonnet de police sur la tête, avait saisi par les pieds le vieillard, qui s’empressait d’ôter sa chaussure. L’autre, blond, maigre, trapu, très lent dans ses mouvements, avait une figure idiote ; son habillement se composait d’un pantalon bleu passé dans de grandes bottes et d’une capote de drap ; planté devant l’Arménienne, les mains dans ses poches, il la regardait silencieusement.

« Prends, prends l’enfant, et porte-la-leur !… Tu entends, » dit Pierre à l’une des femmes, en déposant la fillette à terre et en se retournant du côté des Arméniens.

Le vieillard était pieds nus, et le petit Français, qui s’était emparé de ses bottes, les secouait l’une contre l’autre, pendant que le pauvre homme murmurait quelques mots d’un air piteux. Pierre ne lui jeta qu’un coup d’œil ; son attention était toute concentrée sur l’autre Français, qui s’était rapproché de la jeune femme, et lui avait passé la main autour du cou. La belle Arménienne ne bougea pas, Pierre n’avait pas eu encore le temps de franchir les quelques pas qui le séparaient d’elle, et déjà le maraudeur lui avait arraché le collier qu’elle por-