Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/266

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laisser faire les pillards, de quitter Moscou à l’aventure, de se rapprocher de Koutouzow pour ne pas lui livrer bataille, de gagner Malo-Yaroslavetz, en le laissant sur sa droite, de retourner sur Mojaïsk sans avoir tenté la fortune, de reprendre enfin la route de Smolensk et de s’engager en aveugle dans des contrées dévastées. Que l’on soumette aux stratégistes les plus habiles cette série de faits, et ils ne sauront en tirer d’autre conséquence que la destruction fatale ou voulue de sa propre armée. Mais dire que Napoléon la perdit volontairement ou par incapacité est aussi faux que d’assurer qu’il avait amené ses troupes jusqu’à Moscou par la force de sa volonté ou par les combinaisons de son génie. Dans l’un et l’autre cas, son action personnelle n’avait pas plus d’influence que l’action personnelle du dernier soldat, et elle se bornait à se conformer à des lois, dont le fait était le résultat.

Les historiens ont tort de nous représenter les forces intellectuelles de Napoléon à Moscou comme affaiblies, pour expliquer son insuccès. Son activité, à cette époque, ne fut pas moins étonnante que celle dont il avait fait preuve en Égypte, en Italie, en Autriche et en Prusse. Nous ne pouvons apprécier à sa véritable valeur le génie de Napoléon en Égypte, où « quarante siècles avaient contemplé sa grandeur », ni celui qu’il avait déployé en Autriche et en Prusse, car nous somme obligés de nous en rapporter aux versions françaises et allemandes, et les Allemands eux-mêmes font sonner bien haut son génie, ne pouvant expliquer autrement pourquoi tant de forteresses se sont rendues sans coup férir, et pourquoi des corps entiers ont été faits prisonniers sans livrer bataille. Quant à nous, nous n’avons pas, Dieu merci, pour cacher notre honte, à nous incliner devant son génie ; nous avons payé cher le droit de juger ses actes, de bonne foi et sans déguisement, et dès lors nous ne sommes obligés à aucune concession. Son activité à Moscou était sans contredit aussi merveilleuse que partout ailleurs : les ordres et les plans se succèdent sans interruption pendant tout son séjour ; l’absence d’habitants et de députations, l’incendie même, ne l’arrêtent pas un moment. Il ne perd de vue ni les mouvements de l’ennemi, ni le bien-être de son armée, ni celui de la population russe qui l’entoure, ni la direction des affaires de son empire, ni les combinaisons diplomatiques, ni même les conditions à débattre pour en arriver à une paix prochaine.