Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/315

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prisonniers, sous bonne escorte, dans la ville la plus prochaine ?… Cela ne vaut-il pas mieux, franchement, que de souiller son honneur de soldat ?

— Ces mièvreries seraient de mise dans la bouche de ce jeune comte de seize ans, dit Dologhow avec un froid sourire… Quant à toi, elles ne sont plus de ton âge.

— Mais, reprit Pétia timidement, je n’ai rien dit : je tiens seulement à aller avec vous.

— Oui, je le répète, mon cher, ces mièvreries ne sont plus notre fait, poursuivit Dologhow, qui trouvait du plaisir à provoquer l’irritation de Denissow. Voyons, pourquoi l’as-tu gardé, celui-là ? Parce qu’il te fait de la peine ? Nous savons bien ce que valent ces quittances. Tu envoies cent hommes, et il en arrive trente : ils meurent de faim en route, ou on les assomme ; il vaut donc mieux n’en pas envoyer du tout ! »

L’essaoul, clignant ses yeux clairs, approuvait de la tête.

« Comme je ne prendrai pas cela sur mon âme, je me dispenserai d’en discuter l’opportunité. Tu dis qu’ils mourront en route ? Eh bien, ce ne sera pas moi du moins qui les aurai tués ! » Dologhow se mit à rire.

« Tu crois donc qu’ils n’ont pas reçu vingt fois l’ordre de nous empoigner, et s’ils nous empoignent, tu crois, avec tous tes beaux sentiments chevaleresques, que nous échapperons aux branches des trembles ?… Mais il est temps d’agir, reprit-il après un moment de silence : qu’on dise à mon cosaque d’apporter mon bagage : j’y ai deux uniformes français… Eh bien, venez-vous avec moi ? demanda-t-il à Pétia.

— Oui, oui, c’est dit ! » répondit celui-ci rougissant jusqu’au blanc des yeux, et en regardant Denissow, dont la discussion avec Dologhow avait éveillé en lui toutes sortes d’idées qui ne lui permettaient pas de se rendre bien compte de ce qu’il avait entendu. « Mais, se disait-il, si les grands pensent ainsi, c’est que ce doit être bien… Il ne faut pas surtout que Denissow s’imagine que je lui obéirai et qu’il peut disposer de moi… » Aussi, malgré les supplications de ce dernier, Pétia lui répondit qu’il savait ce qu’il avait à faire et qu’il ne craignait pas le danger.

« Vous comprenez bien vous-même, lui dit-il, qu’il est impossible de ne pas être fixé sur le nombre d’hommes qui accompagnent le convoi, lorsque la vie des nôtres en dépend… et puis j’en ai très grande envie, voyez-vous… Ne me retenez pas, ce serait encore pis. »