Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/332

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des tisons éclairait sa figure bistrée et ses sourcils épais : « Cela lui est bien égal, à ce brigand ! murmurait le prisonnier, assis à deux pas de là, en caressant le petit « Gris », qui remuait gaiement la queue : « Il nous a suivis, se dit Pierre, et Platon ? » Il n’acheva pas, car, au même moment, son imagination lui représenta le pauvre Platon assis sous l’arbre, les deux coups de fusil qui avaient retenti au même endroit, le hurlement du chien, l’air coupable et craintif des deux soldats qui l’avaient dépassé avec leurs fusils encore fumants, l’absence de Karataïew à l’étape du soir. Il était enfin sur le point de comprendre que Karataïew avait été tué, lorsque, sans savoir pourquoi ni comment, il revit le balcon de sa maison de Kiew, où il avait passé une soirée d’été avec une belle Polonaise. Sans essayer de rattacher l’un à l’autre ces tableaux d’une nature si différente, Pierre referma les yeux, et ce souvenir, en se confondant dans son imagination avec le globe vacillant et liquide du vieux professeur, lui causa une telle impression de bien-être et de fraîcheur, qu’il crut se sentir glisser doucement dans une eau profonde, dont les flots, clairs comme le cristal, se réunissaient sans bruit au-dessus de sa tête !


Une vive fusillade et de grands cris le réveillèrent bien avant le lever du soleil.

« Les cosaques ! » s’écria un Français qui s’enfuyait, et, une minute plus tard, Pierre se trouva entouré de compatriotes.

Il fut longtemps à comprendre ce qui se passait. De toutes parts s’élevaient des exclamations de joie :

« Frères ! amis ! camarades ! » répétaient les vieux soldats en pleurant et en embrassant les cosaques et les hussards, qui, de leur côté, entouraient les prisonniers et leur offraient, qui un vêtement, qui des bottes, qui du pain !

Pierre sanglotait, et comme il ne pouvait, dans son émotion, prononcer un mot, il sauta au cou du premier soldat venu.


Dologhow, debout à l’entrée de la maison en ruines, assistait au défilé des Français désarmés, en donnant de légers coups de cravache sur la pointe de ses bottes. Sous l’impression, toute chaude encore, de leur mésaventure, ils parlaient haut entre eux, mais, en passant devant lui, et en sentant peser sur eux son regard glacial et pénétrant, qui ne leur promettait rien de bon, ils sentaient expirer la parole sur leurs lèvres. À deux pas de lui,