Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/349

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pu le croire possible, mais, à travers la couche épaisse de limon dont elle croyait son âme recouverte, perçaient déjà les fines et tendres pointes de l’herbe nouvelle, qui devait prendre le dessus, et faire bientôt disparaître, sous la sève de sa verdure, la douleur qui l’avait écrasée. La plaie intérieure se cicatrisait.

La princesse Marie partit pour Moscou à la fin de janvier, emmenant Natacha avec elle, car le comte insistait pour qu’elle consultât les médecins.

IV

Après le choc des deux armées qui avait eu lieu à Viazma, et où il avait été impossible à Koutouzow d’arrêter l’élan de ses troupes, désireuses de culbuter l’ennemi et de lui couper la retraite, la fuite des Français et la poursuite des Russes continuèrent sans nouvelle bataille. La fuite de l’armée française était tellement rapide, que l’armée russe ne pouvait l’atteindre ; les chevaux de l’artillerie tombaient, épuisés, sur la route, et nos soldats, exténués de fatigue par cette course incessante de quarante verstes par vingt-quatre heures, ne pouvaient plus en accélérer la vitesse.

Voici qui suffira à donner une idée du degré d’épuisement auquel notre armée était arrivée ; depuis Taroutino elle n’avait perdu, en blessés et en morts, que 5 000 hommes, dont une centaine à peine avaient été faits prisonniers, tandis qu’en arrivant à Krasnoé elle était déjà réduite à la moitié des 100 000 hommes d’effectif qu’elle comptait à sa sortie de Taroutino. La rapidité de sa poursuite agissait par conséquent sur elle d’une façon aussi dissolvante que la fuite sur les Français, avec cette différence toutefois qu’elle marchait de plein gré, sans se sentir, comme l’ennemi, menacée d’un anéantissement complet, et que ses traînards étaient recueillis par leurs compatriotes ; au contraire, les Français restés en arrière tombaient infailliblement entre les mains des Russes. Koutouzow employa, autant qu’il le put, toute son activité à ne pas entraver la retraite des Français, à la favoriser au contraire, tout en facilitant le mouvement en avant de nos troupes. Depuis les fatigues et les pertes qu’elles avaient subies, une autre raison le forçait encore à temporiser : c’était seulement à